Vendredi 28 mars : « douceur et soleil généreux » prédit la météo de ce jour : ça y est le printemps a pris ses marques ! C’est ma première journée dans le Médoc.
La nouvelle du jour, c’est le rachat d’Oculus par Facebook. Deux milliards de dollars pour miner la frontière entre le réel et la fiction. Un investissement qui se terminera soit par un flop monstrueux, soit par le jackpot pour Zuckie et consorts.
Tous, nous entrerions alors dans l’océan des possibles, celui de la réalité virtuelle. Qui pourrait bouleverser nos façons de penser, de jouer, d’apprendre et d’expérimenter. Si, déjà, on peut modifier nos perceptions proprioceptives, qu’en sera-t-il du goût dans cette réalité augmentée ?
Pourra-t-on sentir à distance, dématérialiser un parfum, une texture, une forme, et les recomposer dans l’instant qui suit, à l’autre bout de la terre ? Pourra-t-on dérouler les cordes du temps et de l’espace et déguster un échantillon de Margaux ou d’Ausone 2013 prélevé à la barrique, comme si on y était, le cul vissé devant son écran?
Tu en doutes, cher lecteur ? Tu as raison. Moi aussi. La vie est un jeu infiniment plus subtil que celui d’une Playstation.
Note que – si l’info est vraie – c’est un peu ce que fait le grand Bob cette année. Il a décidé de ne venir qu’au joli mois de mai. En attendant, histoire de passer le temps, il se ferait envoyer des échantillons de 2013 à Monkton.
Comme le CERN expédie chaque jour quelques milliards de neutrinos en direction du gran Sasso.
Mon premier rendez-vous est à Calon-Ségur ; j’ai un peu de temps devant moi. Peut-être éprouvé-je le besoin de me rassurer après ces cogitations autour d’Oculus ? Je tente une improvisation et programme mon GPS direction Soussans, rue du Grand Soussans en lieu et place de Saint-Estèphe.
J’avais vaguement entendu parler d’une petite propriété dont personne ne parle. Un Margaux idiosyncrasique. Un vin d’un autre âge peut-être. J’appelle depuis la route. Le propriétaire est dans ses vignes. Il me verra venir de loin. « Je serai là dans un quart d’heure ! » lui dis-je. Quelques vignes. Un hangar avec une porte lilas. C’est là !
M. Jarousseau, le propriétaire, est dans la vigne voisine. Une parcelle de cabernet d’une cinquantaine d’années. L’état des lieux est rapide : 2 ha de vignes au total, sur Soussans, sur Tayac, et à Virefougasse, « à côté des vignes de Boyer ! » Nous sommes ici au lieu-dit « Bigos », alors ça s’appelle le Clos de Bigos » explique M. Jarousseau, un septuagénaire buriné qui n’a jamais dû croiser le chemin du grand Bob ou de l’un de ses épigones.
Je visite les installations. Impeccables. Un petit cuvier. Un égrappoir à la main, comme autrefois. Un chai de poupée. « On peut goûter le 2013 ? » Absolument exquis ! Un vin floral et délicat, bien né, bien élevé. Surprise ! Le 2011 entrouvre de belles perspectives. Droit, ferme et nuancé. Aux antipodes des sophistications et de la rhétorique qui a cours alentours, il exprime une vérité simple et savoureuse. Celle du cru artisan que l’on apprécie à table, commensal fidèle et soucieux d’épouser le gigot ou la lamproie.
A Calon-Ségur, j’arrive dans la lumière. Celle d’une belle fin d’après-midi qui rend le château pimpant. Les grands travaux ont commencé et vont se poursuivre. L’austère salle où nous recevait l’impérieuse Denis Capbern-Gasqueton a fait place à une lumineuse salle de dégustation grâce à une verrière zénithale. On a gardé la grande cheminée.
La dégustation du Calon-Ségur 2013, en compagnie de Vincent Millet et de Laurent Dufau, me fait entrer de plain-pied dans ce que le millésime a pu offrir de meilleur. Ou, disons les choses autrement : dans une des meilleures sublimations d’un millésime difficile. Rien de tel en tout cas pour se paramétrer. Par sa fraîcheur, son style élancé, tonique, par sa pureté d’expression, sa texture enjouée, ce vin rectiligne et élégant m’emmène vers d’autres rivages. « Vers une autre époque », précise Vincent Millet. Oui, mais laquelle ? Qu’importe, dans ce millésime 2013, mon cœur bat fortement pour Calon.
Or, c’est à ce moment-là que commence à se former en moi l’idée que, dans un millésime aussi compliqué – même s’il a moins plu sur Saint-Estèphe que sur le reste de la Gironde – une forme particulière de beauté a pu naître dans la proximité même du chaos qui la menaçait.
La route est interminable pour rejoindre Saint-Emilion où m’attendent des amis. Nous dînons ce soir aux Belles Perdrix au château Troplong-Mondot.
La cuisine à quatre mains de Jérômes Cadillat – qui a travaillé au Crillon et chez Dutournier – et de David Charrier est précise, savoureuse et percutante. Comme en témoigne la composition de Saint-Jacques à la crème de choux-fleur, orange sanguine et haddock fumé ou l’incomparable rouget. A la table voisine, Michel Guérard fête son anniversaire avec quelques amis. On ne révèlera pas son âge, mais la cuisine minceur et gourmande (non, non, ce n’est pas un oymore !), ça conserve, comme dirait l’autre.
On savoure cet instant et deux vins qui, chacun dans leur registre, sont de grandes réussites. Tout d’abord, un château Marsau 2009 qui est une merveilleuse aubaine pour qui en détient quelques caisses dans sa cave. Et un complexe et puissant Troplong-Mondot 1998, encore bien loin de son apogée.
Avant de partir, Michel Guérard me salue : »Revenez bientôt nous voir à Eugénie ! »
On irait volontiers. Au mois de mai quand les roses seront écloses.
2 Comments
Même approche pour ce Clos de Bigos que pour le remarquable Bel Air Marquis d’Aligre, Jacques ?
Un beau Clos de Bigos 2009 en magnum, avec une touche boisée, de la sève (poivron rôti, fleurs, épices, réglisse), une appréciable fraîcheur.
Plus proche du Clos du Jaugaret à St-Julien que de Bel Air Marquis d’Aligre, de fait ?