Jamais, personne ne pourra oublier ces jours sanglants. Ils sont marqués d’une tache indélébile. Une tache contre l’humanité et contre la liberté. On l’a dit à maintes reprises, il y aura un avant et un après 7 janvier 2015.
Au début, on ne savait pas quels mots mettre sur ces images, cette violence, ce silence après le fracas des balles et les vies assassinées.
Puis, quelqu’un s’est mis à parler. Sidération, c’était le premier mot. Comme un mantra, celui qui tentait de décrire notre état d’esprit quand nous avons appris la nouvelle de la fusillade sanglante dans les locaux de Charlie-Hebdo. Un attentat contre des crayons et des sourires.
Désormais, comme après le 11 septembre, il y aura également cette question : que faisiez-vous le mercredi 7 janvier 2015, vers 11h30 ?
Tous, nous savions à ce moment que nous n’en finirions pas d’être sidérés. Nous avons assisté à la fuite des terroristes après l’exécution froide du brigadier Ahmed Merabet. Les questions que l’on se pose. La peur qui s’empare d’une ville, d’un pays, de tous ceux qui veulent comprendre.
Ce nom qui apparaît, relayé par une fuite dans la presse. Une carte d’identité oubliée dans un véhicule abandonné, celle de Said Kouachi. Avec son frère, Chérif, il est un des auteurs de la fusillade. La traque ensuite dans la nuit, du côté de Reims.
Le lendemain, tout semble s’accélérer. Fusillade de Montrouge. Une policière municipale, Clarissa Jean-Philippe, abattue d’une balle dans le dos. Quels liens avec l’attentat de Charlie-Hebdo ? Personne ne le sait. On ne sait même pas qu’ils auraient dit : on ne tue pas les femmes… A quoi cela servirait-il ? Et d’abord, qui, ils ?
Les frères Kouachi sont repérés en Picardie dans une station-service. Villers-Cotterêts est fouillée de fond en comble par le GIGN et le Raid. Sans succès.
Vendredi 9 janvier, ils sortent du bois, près Nanteuil-le-Haudouin. Se réfugient dans une imprimerie de Dammartin-en-Goëlle, prennent en otage le gérant durant quelques heures.
En début d’après-midi, des coups de feu sont échangés porte de Vincennes. Un autre nom apparaît ici, celui de Amedy Coulibaly. Il vient de prendre en otage une vingtaine de personnes dans un Hypercacher. La suite, on la connaît. On aimerait pas la connaître pour les innocents qui vont mourir.
Quatre otages exécutés parce qu’ils étaient là par hasard et, aussi – ce n’est plus un hasard – parce qu’ils étaient juifs. Parmi eux, Yohan Cohen, mort le premier. Une balle dans la tête pour avoir tenté de désarmer Coulibaly.
L’intervention quasi conjointe du Raid et du GIGN, à Vincennes et à Dammartin, sobre, efficace, courageuse et la fin des fanatiques, pris dans leur pulsion de mort. Je relate ces faits, connus de tous, pour ne pas les oublier. Ces jours sanglants, qui pourrait les oublier ?
Sidéré, choqué, bouleversé, j’ai regardé heure par heure ces images, lu ces dépêches, assisté au déroulement des opérations de police, tenté de comprendre. Comme des millions de personnes dans le monde, je me suis senti touché au plus profond par cette tragédie.
J’aimerais dire ici toute ma compassion aux familles, proches, parents et amis de toutes les victimes. Je suis Charlie et je ne pourrais mieux dire. Je suis Charlie parce que j’étais né quelque part à l’insoumission et à la poésie avec Charlie Hebdo et Hara Kiri. Ils étaient notre signe de ralliement peu après 68 et la lecture de ces titres nous avait valu quelques mises à l’index.
Aujourd’hui, je me sens orphelin. Comme des milliers d’autres personnes. C’est la jeunesse, le vent de la liberté, le souffle tonique, obstiné, de l’impertinence, la guerre à la connerie que ces fêlés ont tenté d’éteindre en voulant « tuer Charlie Hebdo » !
Il nous faudra du temps, beaucoup de temps, pour prendre la mesure de ces événements qui, par leur mode opératoire et leur caractère extrémiste, échappent à toute mesure. Tout à coup, la menace n’était plus cachée dans les dunes de Syrie et d’Irak, mais rageusement portée au cœur même de nos libertés et de ce que nous n’osons appeler notre insouciance.
Une vague de fond sans précédent
Certains séismes peuvent-ils donner naissance à un monde nouveau ? Ce miracle s’est peut-être produit la semaine dernière. Telle une lame de fond, irrésistible et impressionnant par son ampleur, sa sereine détermination, le mouvement « Je suis Charlie », s’est levé en France et dans le monde, unissant celles et ceux qui, au-delà des catégories et des différences, ont perçu cette urgence : nous sommes tous solidaires de la liberté. Ce jaillissement, cette génération spontanée, cette ferveur incroyable feront date.
Dans cette foule immense de la Marche républicaine de dimanche à Paris et dans les autres villes de France, on pouvait lire comme les signes d’une religion nouvelle et très ancienne à la fois, celle de l’humain qui, au-delà de nos différences, nous rassemble. Ou comme une lumière, un chant d’espoir surgis de la douleur et du chaos. Une résistance, plutôt qu’une soumission – n’en déplaise au « mage » Houellebecq en fuite – une force de vie et de rebellion. Qui dit non ! Non la barbarie et à la pulsion de mort du fanatisme. Il y avait quelque chose de beau dans cette foule, oui, même si on n’osait pas le dire après tant d’horreur, dans cette multiplicité en marche, dans cette grande vague humaine venue écrire une page nouvelle :
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom, liberté
Paul Eluard
Il y avait quelque chose de beau, oui, malgré tout, dans ce cortège des politiques faisant face, solidaires eux aussi, avançant au milieu de la foule, communiant presque avec elle.
Malgré tout, parce qu’il faut s’interroger sur la présence dans ce cortège de certains ministres et dirigeants étrangers, sur leur manière très particulière d’écrire, eux, le mot liberté, sur la signification de leur présence dans ce cortège.
Il y avait quelque chose de beau, à voir ces politiques prendre un bain de foule, eux qui ne savent plus ce que c’est que marcher dans une rue et de manifester, qui ne l’ont jamais su, eux qui ne savent pas se tenir par la main, qui doivent apprendre ces gestes. C’est vrai, Benyamin et Mahmoud ne se sont pas tirés la bourre, mais ne rêvons pas trop, on ne les a quand même pas vus s’embrasser sur la bouche.
Ainsi, malgré l’angle lisse, convenu et partial choisi par la TV pour couvrir l’événement, confisquant quelque part l’événement pour en faire un G40, personne ne pouvait rester insensible à la beauté de ce rassemblement.
On aura aperçu au passage celui qui, déjà en campagne, fait des pieds et des mains pour être dans la lumière et, comme on dit dans le peloton du Tour de France, pour se montrer.
Celle dont on n’a même pas remarqué l’absence, c’est la murène Marine Le Pen, en exil à Beaucaire où elle a connu un fiasco mémorable. Le signe sans doute d’une changement important, contrairement aux prédictions du mage parti se réfugier sur sa montagne.
Il y avait quelque chose de beau, je le redis, à voir toutes ces personnes défiler en faisant exploser les vieilles cloisons, comme si le souffle libertaire de Charlie Hebdo – qui ne comptait plus que quelques milliers d’abonnés avant les événements – inspirait désormais une grande partie des manifestants. Je suis juif, je suis musulman, je suis policier, je suis dessinateur. Je suis toutes ces catégories dans lesquelles vous ne m’enfermerez pas, car nous sommes frères, solidaires, sentinelles de la liberté dans une commune présence.
Et ce qui était infiniment beau, c’était de voir cette foule reliée, dans ce pays, celui de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Les forces de vie, l’espérance, l’emportaient. Paris n’était pas la capitale du monde, comme on a voulu le proclamer en un vieux réflexe de chauvinisme. Ce n’était pas seulement le peuple de France qui était debout. C’était la terre entière qui se levait, par la grâce de quelques-uns qui aimaient dénoncer les obscurantismes en rigolant et débusquer les vieilles taupes de la connerie. Des artistes qui vont nous manquer terriblement.
On pouvait oublier un instant les cloches de Notre Dame, les brames de la Marseillaise, les récupérations de tous bords, le mimétisme de celles et ceux qui ne savaient pas jusque là de quoi Charlie est le nom. Tout simplement, parce que ce lien faisait sens vers quelque chose de plus grand que nous, de plus ouvert, de plus joyeux, de plus définitif, de plus fragile aussi, l’humanité.
5 Comments
Un grand Merci cher ami Jacques pour ce très beau texte dont je partage complètement l’inspiration.
Et l’expiration aussi d’ailleurs, car comme vous je pressens que ce dimanche 11 janvier historique (voire suprahistorique) c’est en fait, et en Fête, une respiration extraordinaire qui sous nous yeux ébahis s’est mise en route dans un cri de douleur…
Le premier inspir spontané d’un Être immense et jusque là invisible qui soudain s’anime : la naissance de l’Humanité !
Oui ce dimanche béni c’est bien l’Humanité qui vient de naitre, s’est dressée sur ses millions de jambes et s’est mise à danser dans la joie d’être enfin Vivante en ce Monde, et pour la 1ère fois consciente d’Elle-même dans ses millions d’yeux devenus un seul Regard…
Et dans cet Être là le Peuple français, organe maintenant vivant, occupe la place du cœur…
Depuis ce cœur battant je vous salue chaleureusement,
Bernard
Jacques,
Quelques mots rapides pour vous remercier pour la profondeur sobre et digne de votre article sur ce drame affreux qui nous a tous touché au cœur.
Quand j’ai appris l’attaque par un SMS, je n’ai pas compris.
C’est en allumant la radio de ma voiture que j’ai pris en pleine gueule l’horreur de la nouvelle, immédiatement et intimement ressentie comme la perte d’un être cher. Pas forcément le plus proche de la famille, pas de ceux dont l’annonce du décès peuvent vous annihiler et vous faire douter de votre capacité à vivre sans eux.
Non, plutôt la perte d’un ami d’enfance, d’un être qu’on estime, de quelqu’un qui vous a donné du bonheur, de l’éducation, de ceux que l’on sait regretter toujours puisque rien ne sera plus comme avant sans eux.
Tu t’es vu sans Cabu ?
Adieu l’enfance et Récré A2.
Adieu la jeunesse, les défilés gueulant d’idéaux mal définis, un journal qui fut parfois Charlie roulé dans la poche arrière.
Sidération comme vous le dites si bien.
Puis est venue la colère.
Colère contre les cons, les trépanés de tous bords, les abrutis qui se croient des justes, les connards qui ont avis sur tout mais si peu à dire, les machos à bite molle si prompts à prendre les armes pour combler leur nullité, les tueurs d’enfants pour du pouvoir, les affameurs de la finance, les moins que rien, les plus que tout, le monde quoi !!
Colère stérile, dévorante, ignoble. A en perdre la raison…
J’en ai chialé de rage…
Puis est arrivée la marche de dimanche.
Miracle de la Liberté se dressant sans limite, incarner ensemble ce concept tant pensé en un temps désormais révolu pour moi. Soulagement d’y être, conviction d’Être là.
Seconde d’ataraxie. Espoir ?
Nous étions tous Charlie ce jour là.
Mais après ?
25% des Charlie de dimanche voteront-ils demain pour la fille cachée d’une idéologie crasse qui attend l’heure de sa résurgence bien planquée derrière une fausse normalité ?
L »indignation qui s’est dressée dimanche dans le geste d’être Charlie est un souffle de vie face à la mort gratuite.
Mais saurons-nous « rester Charlie », transformer en actes, en concrétisations, en tolérance palpable, en intégration noble, en luttes sans faille ni concession contre les fous sans y perdre notre âme et nos valeurs ce qui s’est dressé ce jour là ?
L’avenir est à créer, comme il l’a toujours été. Peut être avons-nous trop longtemps oublié que l’argent n’était pas une valeur sur laquelle construire une société…
Si nous échouons, j’ai bien peur que nos lendemains soient des temps de guerre, de sang et de massacres.
Encore merci pour votre texte remarquable d’intelligence,
Amicalement,
Oliv
Texte fort, dur… mais empreint d’un regard « extérieure » si juste et si pertinent. Merci Jacques.
Bien sûr que tous ces commentaires sont totalement en phase avec notre vision de la civilisation.
Mais s’il est permis de se mettre une seconde dans la peau d’un autre, pour qui le mot civilisation n’a pas le même sens que nous, et qui voie un dessin représentant le Pape en train de sodomiser un gamin : sans bien sûr justifier une seule seconde un acte barbare comme la mort d’innocents, ne doit on pas nous poser quelques questions sur cette époque où le mot respect d’autrui est totalement galvaudé, à gauche comme à droite ?
Combien des 5.000.000 acheteurs de Charlie vont accepter cette vision des choses ?
Et qui osera dire que de tels énergumènes ne viennent pas des profondeurs des campagnes agricoles et plutôt de zones où le mot éducation et où les baffes des pères à des fils mal éduqués ont cruellement manqué ?
Désolé de n’être pas en phase totale avec les émotions de 66 millions de français, mais on doit regarder un peu plus loin, non ?
Pour éviter toute erreur d’interprétation : lire dans Le Point les pages signées par Michel Onfray. C’est le point de vue auprès duquel je me sens le plus proche.