Je tiens entre les mains une pile d’objets multicolores, grège, jaune, émeraude : les livres de Julien Gracq, publiés chez José Corti. Je les soupèse. De leur poids, de leur épaisseur de silence et de paroles bruissantes, je ne peux rien inférer. Ma main glisse sur eux. Je les feuillette, retrouve les notes prises autrefois. Le rivage des Syrtes est le plus annoté, parcouru d’un labyrinthe de microgrammes, notes prises à la hâte durant ce semestre passé à travailler ce roman. C’était avec Jean-Pierre Richard, je crois… Les lieux, les personnages m’attendent toujours dans ces pages. Je m’y replonge avec la même impatience, la même fascination secrète. Le charme continue d’opérer. A distance. Je me souviens de la première lecture du Rivage… à Venise en 1976… Tels des amis familiers, des paysages, que l’on a perdus de vue, qui, à la faveur d’une éclaircie, nous font signe dans le lointain : l’île de Vezzano, le mystérieux bateau de Sagra, le territoire d’Orsenna, le Farghestan et cette montagne qui jaillit de la mer, le Tängri ; Vanessa, si mystérieuse ; le Redoutable… L’attente. Savoir qu’au terme de l’attente quelque chose viendra. Mais quoi ?
Julien Gracq, l'insoumis.
– Ce n’est pas si pénible, ce n’est pas une blessure comme les autres…
– Alors qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ?… (Le roi-pêcheur)
Et toujours, pour nommer ce désarroi, les forces qui nous ravissent, nous enchantent, cette langue, miraculeuse, travaillée de l’intérieur, jusqu’à la limpidité absolue – langue de Gracq, unique, flamboyante, picturale.
«Il me semblait que soudain le pouvoir m’eût été donné de passer outre, de me glisser dans un monde rechargé d’ivresse et de tremblement.» (Le Rivage des Syrtes)
«Il me semblait que soudain le pouvoir m’eût été donné de passer outre, de me glisser dans un monde rechargé d’ivresse et de tremblement.» (Le Rivage des Syrtes)
Il faut entrer dans cette langue comme en terre étrangère, s’imprégner de ces rythmes, se laisser aimanter par l’euphorie de ce style aux images envoûtantes, sa liquidité, franchir les frontières du quotidien et du déjà vu. Nous voici par la grâce des mots et des images dans les Syrtes, dans l’église de St-Damase pour, hasard objectif, une célébration de Noël :
– … Je vous parle de Celui qu’on n’attendait pas, de Celui qui est venu comme un voleur de nuit. Je vous parle de lui ici en une heure de ténèbres et sur une terre peut-être condamnée. Je vous parle d’une nuit où il ne faut pas dormir. (Le Rivage des Syrtes
Admis de son vivant à l’empyrée de la littérature, pléadisé, Julien Gracq en surréaliste sourcilleux et ombrageux n’a jamais sacrifié aux rites de la consécration et de la reconnaissance : il refusa notamment le prix Goncourt en 1951 pour le Rivage des Syrtes, juste après avoir publié dans la revue Empédocle La littérature à l’estomac – un des textes auquel, sur le tard, il demeura très attaché.
"Ils sont fortunés, les livres dont on sent que, derrière l’agitation, même frénétique, qui peut à l’occasion les habiter, ils ont été écrits de bout en bout comme dans la poussière d’or et dans la paix souriante et regrettante d’une fin de journée d’été." (En lisant, en écrivant).
Rare, discret, éloigné des rumeurs et agitations parisiennes, Julien Gracq ne publiait plus depuis de nombreuses années. Sans doute continuait-il d’écrire, d’assigner le réel au rêve. Il vivait libre, reclus, dans la grande maison de 13 pièces de St-Florent-le-Vieil au bord du fleuve alenti. Revenant à Wagner, à l’écoute de Parsifal (depuis, je ne vois pas d’œuvre qui représente une ambition aussi vaste, qui se situe sur pareil plan…), Lohengrin, aussi…
Rare, discret, éloigné des rumeurs et agitations parisiennes, Julien Gracq ne publiait plus depuis de nombreuses années. Sans doute continuait-il d’écrire, d’assigner le réel au rêve. Il vivait libre, reclus, dans la grande maison de 13 pièces de St-Florent-le-Vieil au bord du fleuve alenti. Revenant à Wagner, à l’écoute de Parsifal (depuis, je ne vois pas d’œuvre qui représente une ambition aussi vaste, qui se situe sur pareil plan…), Lohengrin, aussi…
Parsifal de Wagner, acte I. Dirigé par Daniel Barenboim
Le monde, disait-il, était devenu trop vaste pour lui… Sans doute continuait-il d’écrire aussi, pour ne pas interrompre la musique en soi – il aimait cette phrase de Céline qui l’avait bouleversé autrefois :
"Quand on n’a plus assez de musique en soi pour faire danser la vie…"
4 Comments
Aimait-il le Parsifal d’Armin Jordan ?
Cet homme est un double paradoxe.
Il est effectivement connu comme grand écrivain mais probablement sans beaucoup de lecteurs : pourquoi ?
Ses livres sont de fantastiques voyages de l’imaginaire, et il avait une petite vie de provincial bien rangé, finalement très suisse ? Vivait-il par procuration comme tant d’auteurs suspects ?
Qu’est-ce qui vous fait penser que les Suisses ont des vies bien rangées ? Un cliché comme les vaches Milka. Quant au lectorat de Julien Gracq, il est beaucoup plus important que vous ne le pensez. Par exemple, le Rivage des Syrtes, en dépit (ou à cause) du refus du Prix Goncourt, s’était vendu à plus de 110 000 exemplaires en 1951. Aujourd’hui, on doit bien être à 150 000 exemplaires. Pas mal pour un écrivain réputé "difficile"…
Désolé d’avoir un second degré mal compris .:))
Même à 200.000 ex, on est quand même loin de pas mal de tirages d’auteurs contemporains moins stylés. Merci de ne pas y voir une critique de l’auteur, mais bien plus de nos habitudes de facilités.
Un écrivain magnifique vient de disparaître, un géant qui a presque traversé le siècle. Merci pour ce portrait de Gracq