Il y a dix ans Henri Jayer nous quittait. Jacky Rigaux qui fut un de ses proches et qui a publié plusieurs livres en collaboration avec le vigneron légendaire de Vosne-Romanée revient sur sa fantastique trajectoire :
Le vin le plus cher au monde est le Richebourg 1959 d’Henri Jayer, et deux autres de ses vins figurent dans le “Wine-Searcher“ qui présente les 50 vins les plus cotés, dont le fameux Cros Parantoux ! Trois domaines viticoles de Vosne-Romanée y sont par ailleurs à l’honneur : le Domaine de la Romanée-Conti, le Domaine Leroy et le Domaine du Comte Liger Belair … C’est dire l’excellence des vins de ce haut lieu viticole qu’est Vosne-Romanée !
Personnage controversé, Henri Jayer, né en 1922, rêvait d’être aviateur du haut de ses 17 ans quand la guerre éclata. Ses deux frères aînés furent mobilisés et Henri dut se mettre au travail. « On ne pouvait pas aller contre la volonté du père en ces temps-là, et le mien me dit que c’en était fini des études et qu’il avait besoin de moi au domaine ! » Enfant doué à l’école, adolescent curieux de tout, jeune adulte plein d’entrain, il fut remarqué par René Engel, proche voisin de la famille Jayer. Celui-ci lui proposa de l’aider à préparer la voiture qui marchait au gazogène pour aller à la Faculté de Dijon où il lançait la première promotion d’étudiants en œnologie en 1942. En contrepartie il l’emmènerait avec lui pour suivre le premier cursus universitaire d’œnologie en Bourgogne. Le père d’Henri accepta, car la formation se faisait sur une journée par semaine à cette époque, et sur une seule année universitaire. Expérience essentielle pour Henri, car d’une part il découvrit que cultiver la vigne et faire du vin pouvait se conjuguer au plaisir d’apprendre, et d’autre part il bénéficia d’un compagnonnage exceptionnel aux côtés de ce grand homme qu’était René Engel, riche d’un immense savoir, mais également d’une exceptionnelle bibliothèque où on pouvait même y lire des lettres de Pasteur. Ce dernier, par exemple, qui demandait du vin pour ses expériences, terminait en écrivant : « Et pourquoi pas du clos de Vougeot ? »
En 1945 la guerre était finie et ses deux frères purent revenir à Vosne-Romanée après 5 ans d’absence ! L’aîné reprit, comme c’était d’usage, l’exploitation du domaine, le deuxième avait réussi un concours pour entrer aux Eaux et Forêts, donc s’engagea dans cette voie, et Henri dût trouver quelques vignes en fermage, avec l’aide précieuse de René Engel qui le mit en relation avec Jean Méo, propriétaire du domaine Méo-Camuzet, mais également polytechnicien et conseiller de Charles De Gaule. C’est ainsi qu’Henri put conduire quelques ouvrées de Richebourg, ainsi que quelques parcelles bien situées en premiers crus sur Vosne-Romanée et sur Nuits-Saint-Georges.
Apprenant, en 1950, qu’il y avait quelques vignes disponibles sur Vosne-Romanée, il se rendit chez le notaire le jour de la vente en pensant être en concurrence avec de nombreux acheteurs potentiels ! Il était le seul et put ainsi acquérir les trois quart d’un petit climat laissé en friches, soit 72 ares, le Cros Parantoux, complètement oublié à l’époque, destiné à la production de topinembourgs pendant la guerre. Il proposa par la suite à Monsieur Méo qui possédait le reste, également en friches, soit une trentaine d’ares, de le mettre également en culture. Quelques années plus tard, un climat oublié deviendra un climat mythique qui rivalisera en prix avec la célèbre Romanée Conti !
Si Henri Jayer fit du Cros Parantoux un des vins les plus recherchés au monde, c’est parce qu’il le travailla avec une philosophie qui fit de lui le vigneron emblématique de sa génération, un acteur décisif du retour de la Bourgogne dans l’excellence, un modèle pour tous les viticulteurs du monde, puisqu’il fut même considéré comme le « Pape des Vignerons ». Les années 1960, 1970, 1980 voient le développement de l’agriculture intensive et de la viticulture chimique, associée à l’œnologie interventionniste. Henri Jayer a été un des premiers à constater les limites de ces deux voies, rejoignant les analyses alarmistes de René Dumont et André Gortz, les pères de l’écologie.
Dans les années 1980, Henri Jayer a inspiré nombre de vignerons qui venaient le voir, déguster et écouter une parole pleine de bon sens : « Tout commence à la vigne », « Il faut faire y faire les travaux au bon moment », « Une des clés majeures de la qualité, ce sont les petits rendements » », « Il ne suffit pas de bien faire son vin, encore faut-il bien l’élever »… Ces vignerons deviendront les fers de lance dans leurs vignobles, Dominique Lafon, Christophe Roumier, Denis Mortet, Philippe Charlopin, Bruno Claveleir, Jean-Nicolas Méo, Louis-Michel Liger-Belair… Tous joueront joueront un rôle considérable dans « le retour aux bonnes pratiques viticoles » pour la Bourgogne, Il inspira également de nombreux vignerons d’autres vignobles : Didier Dagueneau, Bernard Foucault, François Chidaine en Loire, Marc Kreydenweiss en Alsace, Chris Howell, David Ramey, Ted Lemon en Californie, et bien d’autres…
Cela déboucha sur la création des « Rencontres Internationales Vignerons, Gourmets et Terroirs du Monde », appelées depuis la mort d’Henri en 2006, « Les Rencontres Henri Jayer ». Nées dans les années 1990, elles rassemblent chaque année une cinquantaine de vignerons, venant de différents vignobles. Elles se tenaient sur trois jours du vivant d’Henri, sur deux maintenant, au Château de Gilly, haut lieu de la viticulture cistercienne.
S’il pouvait paraître un peu hautain, distant, voir prétentieux, ce qui le fit surnommer « L’ingénieur » ou « Le professeur », ce n’était qu’une façade, car Henri aimait les échanges, écoutait avant de donner un avis, s’intéressait à tous les sujets d’actualité, aimait la musique, s’intéressait aux différents arts, appréciait la relation avec les artistes, comme avec le monde médical, celui des médias ou de l’entreprise. C’était un homme ouvert, d’allure suffisante ou cabotine peut-être en surface, mais profondément jovial, aimant la vie, qu’il célébrait volontiers avec ses amis chefs de cuisine, Alain Chapel, Georges Blanc, Bernard Loiseau, Pierre Troisgros ou Marc Meneau…
Il était certainement en avance sur son temps. Qu’un petit vigneron puisse faire des vins plus recherchés que ceux de grands domaines ou de grosses maisons de négoce, que ses vins puissent être vendus plus chers que la moyenne, que certains puissent devenir mythiques de son vivant même, tout cela ne peut que déranger. Il aura été un éveilleur des consciences endormies en des temps où les facilités de la viticulture chimique firent baisser la garde à la viticulture. Il fut le champion de la haute qualité, des vins de type « haute couture », ceux que tous les vignerons d’aujourd’hui cherchent à faire.
Comme Sem d’Angerville et Henri Gouges à la génération précédente, il fut un défenseur de la philosophie des « climats » de Bourgogne et des bonnes pratiques pour les servir. Si Aubert de Villaine a pu présider l’association qui permit de classer les « climats » de Bourgogne au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2015, c’est parce que des vignerons de la trempe d’Henri Jayer ont perpétué la flamme de l’excellence en terroirs bourguignons. Vosne-Romanée peut s’enorgueillir de compter en son sein de tels hommes de réflexion et d’action…
Jacky Rigaux
Auteur de : Ode aux grands vins de Bourgogne, Henri Jayer vigneron à Vosne-Romanée et Les temps de la vigne, Henri Jayer vigneron en Bourgogne.
Et aussi, Henri Jayer, ma vie, ma vigne, mon vin, avec une longue interview d’Henri Jayer
4 Comments
Cher Jacky, je sais que vous vous prétendez le spécialiste de mon grand-père mais permettez moi de vous signaler que c’est Georges et non Lucien qui obtint le concours des Eaux et Forêts. Quant aux « héritiers », aux personnes que mon grand-père a pu inspirer, je crois que vous oubliez d’en mentionner un, et lequel ! Il me semble que le nom d’Emmanuel Rouget mériterait largement d’être cité dans la mesure où il a été formé par son oncle, Henri Jayer….
Dix ans après qu’Henri nous ait quitté, il m’a paru important de penser particulièrement à lui, à ce qu’il a apporté au réveil de la viticulture de type « haute couture » dans une Bourgogne endormie dans les années 1970, 1980 et même encore au début des années 1990. Henri a incontestablement participé au réveil des terroirs, au réveil de la philosophie des « climats » et au réveil de ce que l’on appelle aujourd’hui la dégustation géo-sensorielle, dégustation qui conjugue la connaissance du lieu à l’art d’apprécier les vins qui en naissent. Je me suis trouvé à ses côtés dans cette période de réveil, dès la fin des années 1970 et jusqu’à ce qu’il nous quitte, et nous avons activé une dynamique avec tous les jeunes dont Henri pressentait qu’ils avaient un réel intérêt pour le terroir et un réel talent pour le servir. Ces jeunes, dans leur maturité aujourd’hui, sont l’élite de la Bourgogne, et d’ailleurs, en Loire, en Alsace, en Bordelais, en Champagne, en Californie… Stéphane Derenoncourt, par exemple, a un portrait d’Henri dans son bureau et parle de lui avec émotion dans le beau livre dirigé par Claire Brosse : « Wine, Derenoncourt, un homme, un groupe ». Bien évidemment, Emmanuel Rouget est un disciple d’Henri. Il est même bien sûr plus que cela. Dans ce texte, j’ai pensé que cela allait de soi, d’autant plus que, parallèlement à cet article sortait, le 20 septembre, le film de Laurent Maillefert où vous pouvez entendre ce que je dis d’Emmanuel : « Et on a la chance qu’Emmanuel Rouget et ses enfants donnent le ton et font des vins d’une complexité inouïe ». Vous pouvez trouver ce film facilement sur Youtube. Bien amicalement. Jacky Rigaux
Il ne s’agit pas d’un commentaire visant à être publié mais d’un message « privé »! Il serait en effet plus correct que je continue cette conversation via des courriels privés. J’ai vainement cherché « un contact » sur votre blog… Si vous l’acceptez, je suis preneuse de l’adresse électronique de Jacky Rigaux ou je vous serais reconnaissante de lui demander de me contacter à l’adresse électronique ci-dessous. Cordialement, Frédérique Rolin
Bonjour il est rare que l’écriture d’un homme transpire l’émerveillement de l’enfance
dans ces propos tenus de vécus, ou le goût est énoncer comme une toile de maître
l’art est partout dans l’ouvrage bien fait .
QUELLE PLAISIR MERCI
La ou s’arrête des êtres naisse des forets .
P;llorca