A peine quitté les rivages de l’Aar, on se dit qu’on la reverra bientôt, la rivière aux centrales, entre deux amoncellements de nuages. On cherchera – mais en vain – ces îles qu’évoque Chappaz, pareilles à des oeufs au plat posés sur l’eau.
Ah ! Chappaz ! Il nous aura précédés dans ces forêts et sur ces crêtes cerclées de pastels hodlériens et d’imprévisibles à-pics. Souvent, au cours de ce raid, je l’imaginerai, le nez au vent, humant des traces, la moustache floconneuse, l’oeil bridé, appareillé de visions.
L’an passé, il y avait eu ce déclic. C’était lors du centième anniversaire de la naissance du poète. Célébration autour d’un verre ou deux de Claives. Marie-Thérèse, la nièce vigneronne, était inquiète. La semaine précédente, elle était montée au Châble dans la cave de l’Abbaye. Elle avait goûté plusieurs millésimes de la réserve des Chappaz et constaté des différences d’une bouteille à l’autre. Le grand vin est une fiction. Seules nous emportent les grandes bouteilles et les circonstances qui ont permis leur ouverture. Au troisième verre, Pepone, le guide, avait lancé cette invitation : « et si l’an prochain nous partions sur la trace de Chappaz, refaire la Haute route du Jura de Bâle à Genève ? »
Voilà l’équipage quittant l’autoroute à Wangen sur Aar. Cap sur Farnen puis un petit col où nous nous arrêtons. « Nous étions quatre, nous sommes sept » écrit Chappaz. Et nous, combien ? Il y a Pepone, le guide, Staro et sa muse, Jean des Forêts, Gentizon des oiseaux et Gétaz qui dérouille ses articulations dans une renfrougne du Bätllerchuchi.
Etude de la carte et de l’horizon. Les montagnes nous regardent. Collation au soleil. Krah… krah… krah ! Bonjour à vous, freux voraces et attentifs à nos restes ! Et bonjour à vous, Corne sombre de l’Aar, 4274 m au-dessus de la poussière du monde, et vous, Biestchhorn en majesté, qui moulinez dans le ciel du Valais !
Et hop ! les skis au pied. Nous basculons de l’autre côté, filons à travers de petites combes-sanctuaires balisées par des barbelés qu’il faut chevaucher. Un col, une descente. Pepone fuse dans un vallon, la jambe inférieure fléchie. Deux images se télescopent. La vitesse pure et ce geste figé de statuaire. Il est devenu un dieu grec. Un autre col et, à chaque franchissement, on pénètre dans un monde. Maintenant la trace d’une ancienne Laponie scintille dans la lumière. Nous sommes entrés dans ce rythme accordé, cette musique du vent, de la neige et des peaux qui étirent le mouvement. Nous avons des tams-tams aux pieds. Bientôt des semelles de vent ?
Un hêtre imposant barre le passage. «Fabuleux ! il se dresse ici depuis cinq siècles au moins … » déclare Jean des Forêts. Sans doute depuis que le canton de Soleure est entré dans la Confédération helvétique, élargissant successivement son territoire, occupant le Jura dans toute sa largeur et ses cinq chaînes montagneuses, limité qu’il était dans ses ambitions par l’évêché de Bâle à l’est et par Berne à l’ouest. La politique est une géographie transversale.
Sortis de la forêt, du côté de Weidli, on aperçoit une de ces « fermes-choucroute » décrite par Chappaz. On peut s’y désaltérer en avalant un Schümli Pflümli ou un Glühwein et contempler la houle muette des forêts et l’arc alpin du Säntis au Salève. De quoi ragaillardir l’homo viator avant l’ascension du Röti, plus haut sommet de la chaîne du Weissenstein, dont le mamelon se dresse face à nous.
Sur la terrasse s’ébaudissent une douzaine de braillards qui, à en juger par les bières qu’ils éclusent, ont la soif inextinguible. Il s’agirait d’une équipe de foot locale en stage de team building.
« Voilà pourquoi je n’aime pas les footballeurs… » commente Pepone. Il nous intime l’ordre de chausser les lattes et dévaler la pente jusqu’à Mittler Bamberg, une petite station de ski.
Une courte mais rude montée nous mène au faîte du Röti. Et là, cet instant, cette grâce, dans la transparence du jour déclinant. Finis le sfumato de la cataracte, les brumes et les nimbes produits par le régime de foehn, disparu l’indécis lavis posé sur l’horizon.
Tout est incroyablement clair, précis, diaphane.
Devant nous la longue étrave du Weissenstein évoque un monstre assoupi. Sur le versant est, un à-pic et les petites fermes égrenées au milieu des clairières, 300 m plus bas.
« Jeu et premier set : Roger Federer ! » lance Gétaz à la cantonade.
Un faucon-crécerelle nous observe. Il a oublié de rentrer chez lui. Il cherche une échancrure dans le ciel.
A la nuit tombante, nous arrivons au Kurhaus Weissenstein, étrange paquebot suspendu entre terre et ciel, flanqué d’une chapelle pré-futuriste et de la station terminale d’un téléphérique. Le Kurhaus tangue doucement dans la lumière du couchant. Il hésite entre un sanatorium désaffecté façon Montagne magique et Solar Impulse en vol stationnaire au-dessus de la ville de Soleure qui ressemble à une constellation.
J’aperçois le poète perdu dans l’enfilade des couloirs qu’il parcourt à grandes enjambées, le dos penché en avant, presque en rupture d’équilibre. Tout à l’heure, avant de se coucher, il sortira fumer (et prier peut-être) devant l’hôtel adossé à une congère. Les fantômes sont là, accrochés aux murs. Des visages anonymes ; des touristes aux tenues chamarrées ; des membres du Club Alpin montant au Kurhaus par un itinéraire effroyablement dangereux, aujourd’hui disparu ; des curistes venus goûter au bain de petit lait ; le Conseil fédéral en course d’école – chacun a paraphé le menu.
– Mauuriiice ! Où as-tu disparu ? On mange !
Qui a parlé ?
Sûrement Affolter, dit le Viking, avec « ses yeux bleus farouches qui tachent violemment comme des fleurs ou des gouttes d’orage ». C’est lui qui guidait le groupe en 1976 lors de cette première HRJ. Affolter le taiseux jurassien qui a parfaitement résumé la situation et que, pour rien au monde, Pepone ne se risquerait à contredire : »Les problèmes du Jura sont simples. Ce sont des problèmes d’orientation. Si le mauvais temps nous chasse des crêtes, s’il faut descendre, ce n’est pas toujours si facile. »
L’inspiration et le souffle :
Maurice Chappaz, La Haute Route du Jura – de Bâle à Genève à skis. Avec un itinéraire complet par le guide Jean-René Affolter. Photographies de Marcel Imsand. Editions 24 Heures
Comment
Merci Jacques, tu nous fais si bien revivre avec les mots et les images ce magnifique instant sur les crêtes du Jura, du côté de Soleure … on en redemande, vivement la deuxième partie !