Doué, sans être visionnaire, Parker va puiser son inspiration chez une icône du consumérisme, Ralph Nader, qui par l'entremise de Public Citizen a initié le mouvement de protection des consommateurs aux USA. En 1978 donc, Robert Parker Jr lance sa lettre bi-mensuelle The Baltimore-Washington Wine Advocate qui, l’année suivante, devient The Wine Advocate (TWA).
On connaît la suite : quelques années plus tard, millésime 1982 à Bordeaux. La critique anglo-saxonne fait la moue. Les Américains influents du moment, Terry Robards et Robert Finigan, prennent des mines de vierge effarouchée ou de talapoin neurasthénique. Trop mûr, trop mou, atypique, un millésime qui n’évoluera pas favorablement…
Ils sont quelques-uns, pourtant, à avoir capté la singularité profonde de ce millésime exceptionnel, à commencer par Michel Bettane. L’histoire retiendra pourtant le nom de Robert Parker Jr qui a forgé la réputation des Bordeaux 1982 aux Etats-Unis. Ceux qui suivirent ses conseils d’achats sur ce millésime et les autres contribuèrent sans le savoir à écrire symboliquement les pages de l’hagiographie de The Million-Dollar Nose.
Restons encore un instant sur 1982, véritable année-charnière : elle marque le début d’un cycle incroyable d’euphorie boursière qui va s’étendre sur 18 ans, ponctué certes par quelques soubresauts : 1982-1987 et 1992-2000 avec la bulle internet. Des fortunes rapides se font et se défont ; une génération nouvelle de consommateurs et d’amateurs de vins apparaît ; les geeks, les premiers yuppies, des jeunes gens pressés, avides, curieux, purs produits d’un système qui mêle plaisir, investissement et performance, qui confond esthétique et quantification. La révolution est toujours en marche mais, après 1968, elle a changé de camp : elle sert désormais de prémisse à la nouvelle économie et à la mondialisation. Les grandes régions viticoles n’échappent pas à ces changements.
A Bordeaux et ailleurs, une nouvelle génération apparaît, plus curieuse, ouverte sur le monde, parfois iconoclaste. Dans certaines régions, il est de bon ton de réactiver la querelle des Anciens et des Modernes (voir la région du Barolo par exemple). Les tycoon descendent du ciel, héliportés au milieu des vignes. En 1993, Allied Lyons vend ses parts à François Pinault. Latour ne serait pas un investissement suffisamment rentable aux yeux d'Allied Lyons. Vingt ans plus tard, François Pinault a multiplié sa mise par huit ! Ces 110 millions d'euros ont été bien placés ! Le grand vin devient objet de spéculation. Tout est lié. Robert Parker Jr a parfaitement saisi quelle était sa mission historique : répondre à l’attente du plus grand nombre en revêtant le costume taillé sur mesure du critique indépendant, incorruptible, infaillible ; et, en oracle inspiré, désigner les voies du futur, adouber les blockbuster; incarner enfin ce fantasme collectif : être le seul, l'unique référent !
Dans un monde longtemps figé, tel que l'était celui du vin, dont les hiérarchies paraissaient immuables, qui a connu une évolution très rapide ces trente dernières années, monde soumis à des lois contradictoires et subjectives, celles de l’esthétique bien sûr mais, surtout, celle du marché, comment prendre la mesure de tous ces changements, comment, pour dire les choses très rapidement, mettre tout le monde d’accord ? En désignant Robert Parker comme référent unique ! C’est ce qu’ont parfaitement compris les principaux acteurs de Bordeaux, et, à leur suite, les autres grands vignobles, à l’exception de la Bourgogne qui a résisté à l’attraction de Parker, à tel point d’ailleurs que, vexé, le gourou de Monkton n’y a guère mis les pieds.
Ainsi en va-t-il peut-être de toute grande idée : dès qu’elle connaît le succès, elle devient un système et finit par échapper à son créateur. L’influence du Wine Advocate est devenue planétaire (même si le nombre de ses lecteurs demeure plutôt modeste : 50 000 abonnées dont les 4/5 aux USA), et a fini par former une petite constellation avec son conclave de dégustateurs agréés, d’informateurs, ses affaires, ses procès. L’idée d’un Robert Parker arpentant tous les vignobles du monde, dégustant seul des dizaines de milliers d’échantillons et rédigeant ses notes le soir dans sa chambre d’hôtel est devenue une aimable fiction.
Dès 2001, Robert Parker a su prendre le virage internet, avec la création de e.RobertParker.com et l’aide de Wine Technologies. Même si un certain nombre de questions demeurent, la cession de tout ou partie du Wine Advocate à des investisseurs et la délocalisation à Singapore de TWA sous la houlette de Lisa Perrotti-Brown marque la fin d’un ère. Parker a beau rester à l’opérationnel pour couvrir ses régions-fétiches (Bordeaux, Côtes du Rhône, Californie) et multiplier les dénégations sur Twitter : oui le bureau principal restera à Monkton… oui je reste CEO et chairman… non l’édition imprimée de TWA ne disparaîtra pas… non, elle ne contiendra pas de publicité pour des sociétés d’investissement ou de loisirs… on ne peut s’empêcher de voir dans ce début de cession comme la fin d’un règne.
TWA est désormais devenu une marque, détenue (au moins en partie) par des investisseurs qui entendront la valoriser à la hauteur de leur investissement (une bonne dizaine de millions de dollars, sans doute).Comment ? Mystère et bubble gum… En attendant, l’équipe en place, Antonio Galloni, David Schildknecht, Mark Squires et Neal Martin, semble visiblement avoir été prise de court, qui doit être en train de négocier de nouveaux contrats avec les investisseurs.
Qui sont ces derniers ? S’agit-il de M. Soo Hoo comme le suggère Vincent Pousson sur son blog ? Au fond, quelle importance ? Le preux chevalier, l’avocat des consommateurs a pérennisé son entreprise « au-delà de ses rêves les plus fous ». Que va-t-il se passer ? Le paquebot TWA continuera d’avancer pendant un certain temps sur son erre ; les naïfs et les bienheureux continueront de croire qu’il existe une différence entre un vin noté 90 et un autre noté 89 alors que cette idée mérite de mourir selon Felix Salmon ; les négociants qui gâchent le métier continueront de vendre des notes Parker ; le cortège des prétendants s’agitera pour prendre une place désormais vide mais insignifiante. Quelques oracles se lèveront : retenez bien ce nom, certains voient en lui le nouveau Robert Parker, habemus papam !
Beaucoup auront depuis longtemps déserté ces rivages pour des contrées plus souriantes. Ils auront découvert que la seule aune à laquelle se mesure le grand vin est celle de la joie et de l'émotion esthétique qu'il procure.
Et Robert Parker de poursuivre sa quête absurde, Sisyphe de la dégustation. Il continuera sans doute à noter les vins sur 100. Tout est tellement définitif avec lui.
Et plus tard, peut-être, retiré dans son ranch de l'Idaho ou sa maison de Châteauneuf-du-Pape où une rue portera son nom, il fredonnera cette chanson de Neil Young, son chanteur préféré : The king is gone, but he’s not forgotten… Il regardera alors au loin, juste derrière la ligne d’horizon, là où se forme comme une hésitation, et, après s’être servi un verre de Cuvée Cathelin 1990, il lâchera, à la manière de Clint Eastwood dans Gran Torino : Rust never sleeps !
19 Comments
"Habemus papam!"
J’espère, je souhaite de tout cœur que nous ne verrons plus jamais de fumée blanche…
Quitte à me citer moi-même (c’était l’épitathe de Jay Miller, il y a un an et quelques jours):
"Tragédie, bof… Pour tout vous dire, nous, en France (et pas qu’en France!), les déboires du Guide, on s’en tape un peu. Certes, je l’avoue, un gros ouvrage bordeaux portant le nom d’une célèbre vis (merci, cher François de L…) a un temps encombré les rayons de ma bibliothèque. C’était il y a si longtemps, à une époque où même Bernard Tapie se prenait pour un crooner! Ce pavé, compagnon boutonneux de nos premiers émois vinicoles, adolescents et acnéiques, nous fit croire quelques années que nous étions plus finauds que nos pères; que voulez-vous, c’était l’âge tendre, ne comprenant pas grand-chose au vin, nous crûmes voir la lumière.
Puis, chemin faisant, les uns après les autres, nous nous rendîmes compte qu’en matière de vin comme ailleurs, il fallait apprendre à penser par soi-même. Heureuse découverte qui tout en nous faisant faire des économies nous a permis de détourner nos bouches des épuisantes “pipes à Pinocchio” et autres pâtes de fruits glycérinées à l’américaine, bref, de la mode des années 80. Plus de Bible, plus de Guide, nous nous jetâmes dans le grand bain, ne mesurant plus notre plaisir à l’aide d’un pied à coulisse, fût-il gradué de 0 à 100." (à suivre)
(suite)
"Non pas que la critique vineuse soit sans intérêt (cette fois-ci, je prends garde à ne pas jeter le bébé et l’eau du bain, sinon David Cobbold va à nouveau me tomber dessus comme la vérole sur le bas-clergé), mais le diktat du “bon goût”, le culte d’une prétendue perfection finissent toujours par sombrer dans l’ennui. C’est l’artificialité du système de notation, pseudo-scientifique, qui confine au ridicule: vous, vous donnez quelle note, sur 100, à Mozart, Paganini, Bach, Satie ou Malher? À Picasso, Michel-Ange, Dürer, Velázquez, Goya ou Soulages? Ou aux femmes que vous avez aimé, histoire de nous vautrer nous aussi dans la vulgarité qu’a induite cette échelle de mesure factice?
Donc, désolé, nous n’avons aucun compte à régler avec le Guide; ses recommandations bodybuildées, concentrées (qui nous semblent aujourd’hui aussi vintage que les pattes d’éph’ de Mike Brant), furent notre laborieuse Méthode Rose du rouge, comme elle le sont encore un peu parfois pour tous ceux, innocents ou paresseux, qui pensent faire leurs premiers pas dans le vin en y entrant par la grande porte. Par bonheur, nous avons couru et laissé depuis bien longtemps ce vieux Monde derrière nous.
“Segur que tomba, tomba, tomba, Ben corcada deu ser ja…”
ideesliquidesetsolides.bl…
Je me "languis", comme on dit chez nous dans le Sud, d’oublier l’ère du 100% autour d’une bouteille de vin de l’Etna.
Très beau billet, Grand Jacques. Mais tu dois y rajouter un chapitre : quelles réactions positives devons nous avoir en Europe face à ce trou béant qui va s’ouvrir ?
Je n’arrive pas à ne pas voir un très net parallélisme entre ce qui s’est passé pour GaultMillau et ce qui va se passer, sans doute, pour "Parker".
Ce qui est s’est passé avec GaultMillau est l’exemple même de ce qui pourrait se passer avec TWA ! Félix Salmon a une autre approche sur la suite des événements, au fond pas si différente :
"I suspect that in coming days and weeks there will be further shoes to drop; quite possibly, this deal won’t end up closing at all. But if it does, and if TWA does indeed move to Singapore, then that will only serve to accelerate the backlash against Parker’s palate which has been gathering steam for some time now. What’s bad for TWA could be very healthy for the wine industry as a whole: if it is no longer particularly beholden to one man, it can branch out into making more heterogeneous and individualistic wines. The idea that a 95-point wine is always better than an 85-point wine is an idea which deserves to die. And this deal, with luck, might just hasten its demise."
Je ne connais pas ce Félix Salmon, mais ce qu’il dit est frappé d’un certain bon sens.
Je ne serai pas étonné de voir Galloni – qui a eu l’expérience positive du "Piedmont Report" – se lancer à son compte, discrètement financé partiellement par quelques pointures. Il peut se forger un créneau et soyons certains que s’il arrive à Bordeaux pour les primeurs, là oui, ce sera un sacré buzz pour voir son point de vue confronté à celui de Parker.
Ne pas oublier qu’Antonio qui avait la tâche redoutable de traiter la Bourgogne (alors qu’il y a Meadows et Tanzer), y est mieux que bien vu. Sa simplicité et sa modestie, que tous ont noté lors du WWS a eu un impact certain.
Chiche que tout ce qui va venir sera à dix lieues de ce qui s’écrit ici et là en ce moment !
Excellent résumé de ces 30 «glorieuses»…
J’espère que le renvoi amènera quelques lecteurs supplémentaires:
http://www.thomasvino.ch/article...
Et si chacun laissait Parker mener ses affaires comme bon lui semble et s’attachait à défendre ses propres valeurs gustatives… sans Parker….
A ce propos, si Parker vaut 10 millions, quel est le prix du team RVF, celui du B&D, celui du GJE ? …
Habemus Papam est bien choisi, Vincent, quand on a vu le désarroi de Piccoli superbement filmé par Moretti.
Les gazettes de Parker m’ont permis, avec d’autres, d’augmenter ma curiosité du vin.
Ce côté spectaculaire des notes chiffrées a été un véritable filon.
La vénération du gourou un phénomène de société.
En ce début d’année encore, observer des producteurs bordelais attendre fébrilement les "récompenses et sanctions du maître" était un étonnement relatif.
Surpris que les Quataris ne soient pas dans le coup …
🙂
Candide : RVF probablement un max de 5 fois les bénéfices annuels + une prime pour le nom historique.
B+D : pas grand chose si les deux zozos ne sont pas obligés d’y rester au moins 5 ans pour une transition douce.
GJE : sotto zero car il n’y a aucun modèle économique derrière. Cela ne rapporte que des emmerdes : vous êtes acheteur ?
Si je pouvais simplement intégrer la famille… depuis le temps que je place des pions
Candide, vous voilà bien mal renseigné ou vous n’êtes pas à ce qu’on vous dit : défendre nos propres valeurs gustatives, on s’y attache, on s’y attache. Depuis longtemps déjà !
Le problème est, quand on apprend Parker, on s’en souvient souvent toute sa vie (sauf Alzheimer)
Vincent, à bientôt autour d’un vin de l’Etna !
Allez pour candide!:
http://www.youtube.com/watch?v=j...
@Candide: pour TWA, vous lisez trop vite, les chiffres qu’on m’a donnés sont de l’ordre de $15M (dont 10 pour RP).
@Jacques, je le souhaite ardemment. Le déjeuner avec Clio fut en tout cas un délicieux avant-goût de la famille Perrin.
PS: j’ai posté une suite à la suite de la suite
ideesliquidesetsolides.bl…
A lire ici et là d’autres commentaires sur cette vente par Parker de ses activités, c’est assez effarant de constater à quel point ces écrivaillons sont totalement à côté de la plaque.
Comment dire…
Parker n’a jamais forcé quiconque à suivre ses avis. Il a toujours donné son propre point de vue sur le vin, et c’est simplement à chacun de décider si ses avis valent achat ou pas. C’est quand même un comble d’attaquer l’homme au lieu d’attaquer les spounzs qui l’ont quasi déifié et donc son pouvoir n’est pas le résultat d’une volonté personnelle, mais tout bonnement, basiquement, le résultat de milliers de spéculateurs ou autres collectionneurs qui lui ont donné cette importance.
Que quelqu’un comme Périco se trompe à ce point dans son analyse sur le site Marianne me laisse sans voix.
Que je sache : Parker n’a jamais écrit que quiconque ne le suivait pas, était un con !
Son succès est simplement le résultat du paquet de lecteurs qui l’a suivi.
Si son succès s’était construit sur des tricheries de sa part, là, c’eût été totalement différent.
Non, je n’ai aucun vin "parkerisé" en cave.
Si je peux me permettre une autre réflexion.
Parker est arrivée à une époque où, aux USA, on n’avait pas tellement de connaisseurs-amateurs : understatement.
Il a créé manifestement un mouvement imposant où maintenant il y a de véritables pointures en nombre important dont beaucoup se croient "arrivés" et n’ont plus besoin de Parker de la même façon, si ce n’est éventuellement pour investir dans les 100/100 qu’il distribue à tire larigot alors que chacun sait qu’un 100 ne peut éventuellement aller qu’à un vin accompli.
Bref, tout ça pour dire qu’il a dû chercher un américain pour racheter son affaire mais que les perspectives d’évolution du Groupe Parker, surtout avec lui proche de la retraite, cela ne valait pas l’investissement minimum que devait probablement souhaiter Parker.
Conclusion : il a lui-même signé ainsi en venadnt en Asie la fin d’une époque.