24 février : c’est la force d’un livre de provoquer chez le lecteur un choc, un ébranlement de tout son être l’incitant à prolonger son plaisir de lecture à travers une confrontation avec le réel. Il y a un an, j’ai éprouvé un rare bonheur de lecture avec Dans les forêts de Sibérie, le livre vital, sombre et joyeux à la fois, de Sylvain Tesson. J’ai été saisi par le caractère extrême, aussi délicieusement décalé que déjanté, de son projet : vivre six mois en anachorète, seul dans une cabane située au bord du lac Baïkal, à plusieurs jours de marche du premier voisin.
Tesson est arrivé ici en février 2010. Après avoir passé un jour à Irkoutzk, il a pris la route du nord, celle des hyperboréens chers à Nietzsche, des chamans, eux aussi. Comme nous l’avons fait suivant ses traces, Tesson s’est d’abord arrêté à Olkhone. Puis son camion à continué à glisser sur la surface glacée jusqu’à son nouveau port d’attache : une modeste cabane de garde-chasse située au cap Bolchoï Tcheremchani. C’est à cet endroit qu’il a débarqué avec ses pâtes, son Tabasco, ses provisions de vodka, ses fusées anti-ours, ses haches, ses épuisettes et ses cigares de choix.
Sans oublier une caisse de livres. De quoi alimenter ses rêves et ses cogitations quand, claquemuré dans son poêle, réduit à une forme d’insignifiance seul face au spectacle infini du monde, il se demandait s’il arriverait au terme de cette forme d’épreuve qu’il s’était infligé.
Rédigé sous la forme d’un Journal d’ermitage, Dans les forêts de Sibérie est en passe d’acquérir le statut de livre culte auprès des amateurs de wilderness, mot difficile à traduire en français, et que je laisse en l’état.
Tout quitter, ses amis, ses amours, ses certitudes, laisser armes et bagages, devenir de plus en plus léger, imprévisible, pénétrer dans une autre vie, c’était, selon Lawrence, porter la littérature à son point de fusion. Il y a du Lawrence chez Tesson. Une forme de dilettantisme aussi, d’amateurisme essentiel, qui le pousse à entretenir un rapport physique, amoureux, intense, au monde.
Nous voici enfin, après trois jours de voyage, sur la petite rive, du côté de chez Tesson. Youra – qui a fait découvrir cette cabane à Tesson – nous précède. Devant la cabane, quelques traces d’animaux sont visibles. Une des fenêtres est trouée, « des tirs de chasseurs » commente Youra. La porte est ouverte. La cabane a été agrandie grâce à une sorte d’alcôve destinée à accueillir quelques couchettes. Le poêle a été déplacé. Sur la table un cahier, sans doute le journal de bord d’un garde-chasse, une revue de football – le portrait de Cristiano Ronaldo, sourire carnassier, aussi incongru en ce lieu qu’un beauty case dans la taïga, et un livre d’or dans lequel quelques visiteurs ont consigné la trace de leur passage. L’un d’entre eux a écrit son prénom, la date et ce message laconique : »rendez-vous avec la vie ! »
A quoi ce passant furtif fait-il allusion ? Peut-être à cette chute en septembre dernier à Chamonix ? Elle a failli laisser l’écrivain sur le carreau, en pleine action de stégophilie, juste après la remise de son dernier manuscrit Bérézina qui a bien failli être l’ultime…
Tesson n’a rien laissé derrière lui, ici, pas même La vie de Rancé de Chateaubriand qu’il avait emportée dans ses bagages. Tout est vraiment passé à la trappe…
J’explore les alentours. La cabane est ancrée dans un site merveilleux, au milieu des cèdres et des mélèzes, en retrait du lac. Une mésange passe. La même peut-être que celle qui a tenu compagnie des mois durant à Sylvain Tesson. A une centaine de mètres, le banya, également en cours d’agrandissement : l’expérience de Sylvain Tesson semble avoir donné des ailes à des promoteurs touristiques idéalistes.
Devant la cabane, la table en bois construite par Tesson. Je l’imagine au cœur de cette évidence. Des heures de lecture et d’attention flottante, à écouter la rumeur du monde. Le vrai. Devant la table, la grève, les vagues pétrifiées, la route qui continue en direction du nord. En face, l’autre rive, le pays Bouriate, ses montagnes frangées de blanc. Derrière nous, la taïga, armée immobile et silencieuse.
Le tournage d’un film tiré de l’aventure de Tesson vient de commencer avec Raphaël Personnaz dans le rôle principal. Nous avons failli rencontrer l’équipe de tournage sur l’île d’Olkhone où elle s’est installée. Impossible en effet de tourner dans un endroit aussi perdu et, en dépit des apparences en cette journée de février ensoleillée et sans vent, aussi inhospitalier. Comment traduire en images une telle expérience ? Je suis curieux de voir le résultat.
En attendant, je vous invite à voir le remarquable documentaire réalisé par Florence Tran et Sylvain Tesson sur cette expérience étonnante.
Nous quittons à regret la cabane de Tesson pour remonter plus haut vers le nord en direction de la rivière Ledianaia. La géologie change. On se trouve ici dans la partie la plus froide du Baïkal et la plus jeune du point de vue géomorphologique. Des falaises au rocher bistre et délité, des crêtes ourlées de bistre que notre grimpeur a sans doute escaladées. Et la rivière, irréelle, gelée, que l’on peut remonter sur plus de 800 mètres.
Nous chaussons nos crampons et entamons l’ascension. J’imagine déjà la vue depuis le sommet de la cascade. Le lac des lacs, le Baïkal, immense, strié de signes étranges tels les géoglyphes de Nazca au Pérou, l’immensité à perte de vue.
Las, après quelques centaines de mètres, l’un d’entre nous évoque la possibilité d’une glissade. Il voit le long dévaloir glacé, le toboggan, l’arrivée sur les toross du Baïkal, le ciel inversé, la fin peut-être. Mes compagnons décident de redescendre.
Que faire ? Continuer seul. C’est mon plus cher désir, mais ils ont réveillé en moi l’instinct protecteur du guide de montagne. Je les raccompagne jusqu’au bas de la rivière. Nous avons encore une longue route pour rejoindre notre havre pour la nuit, une isba de 2 mètres sur 3. Question escalade, on se rattrapera demain.
6 Comments
Merci cher Jaques pour ces pensées et pour ce rapport émouvant que tu nous livres. Nous en reparlerons bientôt à Praz-de-Fort, j’espère.
Le film de Tesson est prenant, et transmet bien le sujet de sa recherche.
L’épreuve du simple est sans doute pour nous autres, amputés de cette composante, la plus salutaire ou fatale, ce qui doit bien faire rire les Russes et les ours.
Bon retour parmi nous l’ami.
py
Merci l’artiste ! A bientôt !
Sympa ce blog … marrant de lire ce qu’on vient de vivre la semaine dernière, dans les mêmes traces avec Youra les iles d’Ouchkani en moins pour cause de dangerosité avec le dégel un peu précoce.
Nous avons signé dans la cabane de S Tesson après vous !
Je vais maintenant regarder le documentaire en attendant le film… pas sûr que ça soit aussi bien.
Le film se terminait tout juste, l’équipe du tournage pliait bagages
Bonjour,
mon compagnon et moi souhaiterions partir quelques jours en Sibérie, nous avons d’abord essayé de realiser le séjour nous même avant de s’arracher les cheveux a cause du programme, de la demande de visa…nous avons donc découvert l’agence de voyage nord espaces qui semble tres compétente d’apres les avis sur internet et leur site, de plus leurs programmes sur le lac Baikal et la Siberie nous parlent beaucoup ! les connaisaient vous? opusaimerions votre avis avant de prendre contact avec eux…
Votre blog nous vend tellement du réve. c’est magnifique !
En 2011 j’ai vécu un inoubliable voyage avec arnaud Humann et Youra notre chauffeur sur la glace du Baikal – j’arrive par hasard (ou presque) sur cette page – parce que le Baikal est toujours là dans ma tête- et retrouve la cabane de Sylvain Tesson et la rivière oû j’ai eu la chance de glisser! Merci pour les images de cette Russie que j’aime
yvonne schwarz Lausanne
Bonjour, magnifique article. Je tombe par hasard dessus. Pensez vous qu’il existe encore des endroits isolé comme décrit par Tesson dans son livre au lac Baïkal. Pensez-vous qu’il est encore possible aujourd’hui d’aller dans cette même cabane et d’y rester quelques mois ?
Merci