22 février : la route traverse la steppe et la taïga, « belle, libre et infinie » (Gogol), en longues ondulations qui semblent déjà annoncer les vagues du Baïkal.
A l’extérieur, la température est descendue d’un cran. Ce matin, le thermomètre indique moins trente.Terminus à MRS à l’entrée de la Maloyé Moré, la Petite Mer, comme les indigènes la nomment. Elle sépare la « grande terre » de l’île d’Olkohone. On change de véhicule pour nous rendre sur l’île d’Olkhone.
Nous sommes 11 passagers pour 7 places. Des Russes, des Chinois, des Coréens, ainsi que Jean et Franck, deux Français qui vont voyager avec moi, et Anastasia, notre traductrice.
Nous le voyons enfin ce lac gigantesque dont la surface représente les deux-tiers de celle de la Suisse ou six fois celle du Valais ! A l’est se profile la vallée de Sarma qui donne son nom à l’un des nombreux vents qui ourlent la surface du Baïkal, le plus dangereux aussi que les pêcheurs et les navigateurs craignent par dessus tout : » Ô Baïkal, tes tempêtes sont affreuses… je confesse ici que j’ai eu plus peur de ta colère que de celle de tous les vieux océans que j’ai parcourus… ».
On croirait lire du Jules Verne. Mais non ! Cette confession est signée Achille Poussielgue dont l’illustre écrivain s’est inspiré pour son Michel Strogoff.
Lourdement chargé, notre minibus s’engage sur le chemin de gel. Nous dérivons en silence en direction de la principale île du lac, terre d’élection du chamanisme sibérien.
Ce soir nous dormirons au centre de l’île. On nous a prévenus : ce sera l’ultime nuit de confort relatif avant la remontée vers le nord.
Voici Khoujir que traverse une route en terre battue. Quelques rafiots pourris pris dans leur gangue de glace en partance pour nulle part. Des maisons en bois qui s’étagent sur la colline. Une muraille de palissades. Des chiens errants. On n’y croise pas grand monde, à l’exception de quelques touristes venus goûter aux frissons de l’hiver.
Sur un promontoire de la côte ouest, à un kilomètre de là, se trouve le rocher chamanique, Bourkhan, résidence du dieu du lac. Les habitants de l’île, des Bouriates, pratiquent le culte chamanique mêlé de bouddhisme tibétain.
Nous sommes arrivés au berceau du chamanisme tibétain. Pour jalonner notre chemin, des totems enrubannés de tissus colorés qui claquent au vent.
Bienvenue au royaume des mages extatiques ! Le chaman cumule toutes les fonctions, go-between des trois sphères de la vie (ciel, terre et enfer) et de leurs niveaux intermédiaires, médecin des âmes perdues, sorcier des corps en souffrance, psychopompe, poète, protecteur de la communauté, il gravit l’Arbre-Monde ou la Montagne-Monde et met en communication les vivants et les morts. La légende veut que l’esprit suprême, Gouta-Barbaï, descendu du ciel, aurait accosté ici. Son fils, Shoubounka, croiserait toujours dans les parages sous la forme d’un aigle blanc.
Le jour est en train de descendre. La lumière opalescente tombe sur le lac. Nous rejoignons le rocher en marchant sur l’eau. Première rencontre avec le Baïkal figé. Premier choc. La terre a disparu. Ne demeurent que le ciel et l’eau. Entre eux, les séparant et les unissant dans le même instant, le miroir muet qui ne reflète rien.
Nous évoluons sur son erre immense, patineurs soudain plus légers. La glace nous porte et nous emporte vers un ailleurs inaccessible.
Nous glissons à la surface des choses. La profondeur nous attire et nous effraie à la fois. Comme en témoigne son abrupte côte est, l’île d’Olklone est le versant émergé d’une montagne qui plonge vers un rift à moins 1637 mètres. L’étrange alphabet qui court sur la surface moirée est celui d’un abysse vieux de vingt-cinq millions d’années.
3 Comments
je reconnais là ton phrasé stylé et ton esprit affuté.c est aussi beau que les paysages que nous avons traversés
Quelle surprise de lire un article sur le lac Baïkal !!!
Une destination dont je rêve , et dont Sylvain TESSON nous parle admirablement sans chichi .
Après avoir lu « Dans les forêts de Sibérie », il y a des auteurs qui invitent instamment à découvrir leur bibliographie !
Et je conseille de lire « Géographie de l’instant » , bloc-notes de plusieurs voyages pour le magazine Grands Reportages et divers journaux.
Bonne lecture !!! et Zdorov’ya
Excellent choix, Fabien ! « Géographie de l’instant » était mon livre de bivouac durant notre expédition à l’Ararat en août dernier.