De retour ici, quelques années plus tard, comment ne pas y penser ? Comment ne pas être étonné aussi par l’implacable effervescence qui y règne, même si les nouvelles du front ne sont guère excitantes.
Cet ami facétieux m’a appelé la veille : »j’aimerais bien que nous déjeunions ensemble demain chez Rochat ! » Je l'ai fissa traité de plaisantin… Qu’allait-il s’imaginer ? que j’étais magicien ? que j’y avais une table à demeure ? avec, qui sait, peut-être ma statue à l’entrée ?
J’ai tenté le coup et, miracle, nous avions nos deux strapontins pour le paradis ! Peut-être cette aubaine était-elle un effet de la crise ? Peut-être, allions-nous, au bout du chemin, trouver une salle à demi déserte, le dernier carré des résistants livrant bataille dans le cliquetis des couverts et les chuintements d’aise ? Nenni ! Imaginez ceci : la foule des grands jours, un mardi au déjeuner, des tablées larges comme la Sainte Victoire peinte par Cézanne, la mine réjouie, le verbe haut, le geste sûr. Des hommes d’affaires, soudain désoeuvrés, attendris par ces fumets et cette beauté évidente, palpable.
De quoi décibéliser le faux-plafond en forme de vasque romaine et décalfeutrer l’inamovible moquette Missoni que d'aucuns voudraient accrocher au Musée des chefs-d'œuvre en péril !
Et voilà comment ça se passe dans notre douce Helvétie ! Plus de mines contrites, plus de service ampoulé sous cloche, plus de chuchotements et de cris d’extase étouffés entre deux minauderies ! Mais des assiettes qui fusent, des plats qui chantent, s’envolent, vous transportent, un ballet réglé sans aucun tour d’écrou visible ; et un joyeux équipage embarqué sur le même vaisseau, très heureux d’être là, de savourer son bonheur, simple et sophistiqué, comme on prend le large après s’être abrité de la tempête dans une anse.
La découpe en salle par Louis Villeneuve du Canard rouennais à la bigarade demeure une leçon de grand classicisme.
Bon, nous n’allions pas mégoter avec nos carnets moleskine, nos caméras cachées, nos airs de conspirateurs de la dernière heure, d’autant qu’on nous avait vu venir de loin. Que choisir ? Nous nous sommes laissé harponner par le grand menu dégustation… Promis, juré, c’est la dernière fois ! Trop, c’est trop ! Mais, n’est-ce pas, nous étions en mission pour vous, chers lecteurs, il fallait bien payer de notre personne ! Dur métier… Alors voici le tableau.
Parés pour la grande plongée ?
Huître fine de claire « blanche d’Ancelin » au Champagne et à l’osciètre
Grand produit dans un écrin royal. C’est une mise en bouche festive comme on les aime ! La « blanche d’Ancelin » est le joyau de cet ostréiculteur. Une « spéciale » affinée durant trois ans, merveilleusement iodée.
Pour notre commensal allergique aux coquillages, une Vichyssoise de pommes de terre rattes à l’osciètre n’avait pas l’air trop mal non plus.
Bouchées de foie gras de canard, chutney de pommes et coing
Nous avons passé comme chat sur l'eau froide. Sur ce bel exercice de style. C’est croquant/craquant/fondant/amusant, tout ce que vous voudrez, mais je revendique ce subjectif ennui : moi, le foie gras de pâtissier, travaillé/ triangulé/ stratifié/ trop travaillé, si beau à voir, m’ennuie un peu.
Cardons de Crissier aux truffes noires
Une version revisitée avec brio de la célèbre Cassolette de Truffes aux Cardons de Girardet. Autant dire un classique de Crissier, inamovible et quasi intemporel ! Simplicité, évidence du goût ! Un flan léger de cardon cuit vapeur, quelques rouelles de truffes, un trait d’huile de noisette : un coup à se lever, avant le soleil, et à prendre le chemin des cuisines au lieu de celui des matines…
Soupe thaïe végétale au shiso
Changement totalement de décor. Un peu surprenant de prime abord. Il faut suivre la progression du menu pour comprendre, après coup, ce que signifiait cette transition, rapicolante (comme on dit chez nous), percutante, si juste dans son dosage subtil des brûlures et des caresses).
Médaillons de lotte de l’île d’Yeu au curry Madras
Cette lotte a beau être d’origine vendéenne, c’est à un véritable ailleurs que nous convie ce plat, un beau voyage, bien construit sur des saveurs et des textures douces et crépitantes. Pas facile de jouer avec les épices et d’intégrer cet horizon dans celui de la grande gastronomie européenne. C’est assez fusion mais Philippe Rochat le réussit à la perfection !
Langoustine de la mer Celtique rôtie à l’huile de Salonenque
Parfumée au citron de Menton
Un grand produit, d’une fraîcheur absolue, à la cuisson époustouflante, elles arrivent nacrées sur l’assiette et ce petit jus (citron vert, pulpe de fenouil et huile d’olive de la variété salonenque), quelques tronçons de céleri-branche, ça a l’air presque simple… Oui, c’est simplement sublime !
Bœuf Wagyu No 9 au teppan-yaki Coulis de jeunes poireaux, purée de rattes truffée
Jus perlé au sésame
On revient sur des territoires plus classiques, malgré le Wagyu et le teppan-yaki, c’est fin, harmonieux, le jus perlé est sorti du laminoir d’un orfèvre. C’est d’ailleurs une constante dans tous les plats de Philippe Rochat, cette manière de fixer les saveurs, cette netteté, cette façon de ciseler les goûts, avec intransigeance.
En sus, encore un grand classique revisité : le Soufflé aux oranges sanguines.
Marbré de banane des Canaries
Espoumas à la noix de Coco
Et les vins ? Ah les vins !
Petite Arvine 2006 Clos des Corbassières, Cornulus
Après quelques hésitations (à cause du sucre résiduel), j’ai tout de même choisi la petite Arvine du Clos des Corbassières. Accord parfait (sauf sur l’huître mais ça, on s’y attendait). Quel vin ! Délivrant à la fois des notes exotiques, ananas confit et agrumes, et des notes minérales, il déploie un corps magnifique, ample, solaire, puissant et fin, avec, sur la finale, l’inimitable touche saline. Il devient émouvant quand il joue sa paritition, entre iode et épices, entre Lotte et Langoustine.
Gevrey-Chambertin 1999, domaine Armand Rousseau
Ce vin est parfait à boire dès maintenant et, nous l’avions déjà expérimenté au Japon, le Wagyu d’ici ou de Shizuoka, il connaît…
Le restaurant Philippe Rochat – Restaurant de l'Hôtel de Ville – 1023 Crissier – Tél. +41 21 634 05 05
15 Comments
Magnifique
Truffes aux cardons plutôt, non ? 🙂
Bien aimé ce vin (quand LaurentP l’a amené à la maison dans ses bagages) :
Stéphane Reynard & Dany Varone « Clos des Corbassières » Vieilles Vignes 2007
Je vois beaucoup la main de Benoit Viollier et moins celle de Philippe Rochat.C’est ce que j’appelle une cuisine 4 mains!
Comment vois-tu cela Pascal ?
Bon, soyons clair et net : il y a un truc. Quelque chose se passe chez nos amis helvètes. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, le Grand Jacques nous a pondu un florilège particulièrement éclectique de grands textes.
C’est clair, net, précis : seul un grand cru régulièrement absorbé par voie buccale peut permettre un tel épanouissement intellectuel et sentimental.
Grand Jacques : soit sympa, dis nous quel est ce vin mirifique qui te fait tant d’effets ! On est jaloux, très.
Parce que Benoit Viollier aime cuisiner sur les accords ténus de l’acide,un exercice périlleux parce qu’il se doit d’être d’une précision d’horloger.Je ne suis pas étonné qu’il ait écrit une somme sur la chasse (spécialement sur les bêtes à poil)il aime également travailler sur la puissance des goûts.Je ne reconnais donc pas dans les plats que tu as goûté la main de Philippe Rochat,il a transmis le témoin et ça se voit (en tous cas moi).Je ne dis pas que cette cuisine n’est pas brillante,mais pour être un peu provocateur je dirais que lorsque j’invite quelqu’un chez-moi,ce n’est pas mon voisin qui cuisine les plats.
Rappelez-moi comment s’appelle le restaurant à Crissier? Philippe Rochat je crois bien!
François, des choses simples, savoureuses, voilà mon combustible pour le voyage interplanétaire. En ce moment, je serais, tu vois, dans une tendance plutôt "délurée", style Fleurie de Jean-Paul Brun ou l’exquis Grignolino d’Accornero, j’aime bien ces vins qui laissent l’esprit libre et le corps aérien, quand on a encore, après dîner, pas mal de pain sur la planche. Non sans émotion, je me souviens de ce cher Jules Chauvet qui me disait :"Vous savez pourquoi le (vrai) Beaujolais est le vin du futur ?" Parce qu’il est parfaitement adapté à la vie moderne, qui exige de conduire des automobiles de plus en plus rapides et de faire des calculs compliqués…"
Pascal, tu as peut-être raison. Je ne connais pas Benoît Viollier et ne peux donc pas en juger. Cela dit, c’est un travail d’équipe et, quand on la chance d’avoir un excellent second, l’endosmose est normale. çA me rappelle les grands professeurs à l’université qui, en toute légitimité, s’appropriaient avec allégresse, certaines des "idées" de leurs assistants, voire de leurs élèves.
Souvenir d’une très belle (et simple) recette de Ducasse :
Gauloise du Cros de la Géline – Gratin de côtes de blettes à la moelle et aux truffes
Arrosée au Palmer 89 et Pommard Epeneaux Comte Armand 91
Salivant tout cela, cher Jacques !
Le temps passe : organisons ce RdV gourmand avec Pascal …
Il existe entre Philippe Rochat et Benoit Viollier comme un rapport filial,puisque Benoit,Charantais d’origine et MOF 2000,succédera un jour aux detinées du restaurant de Crissier,il y a sans doute chez lui un besoin et une envie d’affirmation sous l’oeil approbateur du maître.
Je ne sais si j’ai raison,mais c’est en tous les cas la perception que j’en ai.Ce qui ne m’empêche nullement de reconnaitre qu’au travers des photos des plats j’irais bien tout soudain du côté de Crissier.
Toute proportion gardée,il y a sur quelques plats,comme un parallèle avec la cuisine de William Ledeuil,du Ze Kitchen Galerie.
Salutations gourmandes
Exact, Pascal ! La filiation du goût avec William Ledeuil est évidente. J’y ai pensé sur le moment. C’est le moment pour toi de retourner à Crissier. Philippe Rochat m’a demandé de tes nouvelles.
Confirmation de l’hôte ami : ce fut immense. Mais le petit menu sera suffsant pour mon passage.
Pourquoi la statue n’est pas encore là ? C’est un peu comme le Grand Théâtre à Genève : combien d’années à le reconstruire après son incendie ?
Toujours le même Maître d’hôtel breton d’origine, de coeur et tout le toutim ?
Est-ce que le Grand Fredy y retourne de temps en temps ?
J’insiste : que de belles filles toutes gaites à Lausanne !
Pas trop la crise là-bas, et on frise la banlieue NAPPY !
Sieur Mauss,
Dans la vie et encore plus au restaurant,fourchette en main,il faut voir grand!
Je visiterai Rochat le prochain samedi 20 fevrier, le soir. Ma intention était d’y aller le 16, mai le resto sera exceptionnellement fermé. On m’avait proposé le 18, ma en ne pouvant pas j’ai proposé le samedi. C’etait il y a deux jours, je ne comptait pas de trouver place avec si peu d’advance, mais evidemment j’ai eu de la chance…
Monsieur Perrin,
Votre blog est superbe!
Je voulais juste y apporter une rectification.
Les huitres Ancelin sont des Spéciales, et non comme écrit sous l’illustration des "fines de claire".
La distinction est importante car ce n’est pas le même mode d’élevage.
Ostréiculteurs depuis 5 générations, nous n’élevons que les huîtres Spéciales suivant une méthode qui s’est révélée donner les meilleures huîtres de France.
Après 3 ans d’élevage, les huîtres font un séjour de bonification de plusieurs mois dans les parc Ancelin de Utah Beach en Normandie.
Elles reviennent à Bourcefranc Le Chapus en Charente Maritime, entre Marennes et Oléron, pour un affinage attentionné.
C’est cette double culture qui donne ce goût exceptionnel.
Voilà pour l’explication.
Sincères salutations
Merci Aurélie pour ces précisions. Pouvez-vous en dire plus sur ces Spéciales : je pense que ça intéressera beaucoup les lecteurs de ce blog !
Je me suis contenté de reprendre l’intitulé du menu de Philippe Rochat :
"Huître fine de claire "blanche d’Ancelin"
au Champagne à l’osciètre"
Il faudra leur faire passer le message !
Eh oui
Zpéciales, comme les excellentes "Papin"