On entre dans Gstaad comme dans un vrai cliché de station. Magasins de bijoux et d’horlogerie. Boutiques de fringues et, là-haut, sur l’alpe, chez Hans-Peter, on peut prendre un bain, immergé dans du petit lait face aux glaciers coruscants (du moins ce qu’il en reste) et plonger ensuite, tout nu, dans une auge d’eau froide. Demeure la question, futile : que vient faire Johnny dans un endroit pareil ? Le samedi soir, hors saison, il doit mourir d’ennui, tel un rat atteint de déréliction. Il est vrai que ce n’est pas mon problème. Ni le vôtre d’ailleurs. En attendant je pousse la porte du Chesery où règne depuis des lustres Robert Speth, un des meilleurs chefs de Gstaad pour Un déjeuner léger de début septembre au moment où la bise souffle et les montagnes ont un éclat adamantin :

Et le vin avec ça ? J’ai choisi un Clos Rougeard 1995 des frères Foucault. Décevant. Usé. Aucune complexité.
Le Pontet-Canet 2001 dégusté le soir même place la barre à un autre niveau : poivron noble, épices, cèdre, mûre écrasée. Très jolie bouche, fuselée, tendue avec une finale séveuse. Dégusté sur la cuisine de Stève Willié, le  chef du Grand Chalet à Gstaad. Un établissement que je retrouve toujours avec un vif plaisir, comme l'air tonique qui flotte sur ces hauteurs. L'endroit est superbe, dominant Gsaad, au milieu des prairies et l'accueil légendaire de Franz Rosskogler et de son équipe emmenée par Pedro Ferreira fait de cet hôtel-restaurant un établissement unique en son genre. La cuisine est excellente, toujours juste dans ses saveurs et la carte des vins, avec plus de 700 références, incite à quelques débordements dionyisiaques.

Et puisque Rossinière n’est qu’à quelques hectomètres d’ici, c’est l’occasion de visiter l’exposition organisée par la Fondation Balthus sur « le mystère des chats ». Il  y a dix ans, j’ai écrit un article sur Balthus après avoir eu le privilège de passer un après-mid en sa compagnie du peintre dans son magnifique Grand Chalet de Rossinière, cet espèce de vaisseau incroyable que fit bâtir en 1754, "avec l'aide de Dieu", le sieur Jean-David d'Henchoz, un bâtiment ouvert sur le grand large avec ses 113 fenêtres, ses incrustations propitiatoires, comminatoires aussi. Comme une leçon de ténèbres.

 

 

 Cette rencontre avec Balthus demeure encore très vive à mon esprit. Je le revois dans son fauteuil, son grand corps maigre déplié comme une signe cabalistique, le profil acéré, l’œil ironique, aux aguets, sous l’égide (masque solaire à tête de chat) de ces félins qu’il admirait tellement.. Comme chez certains personnages de Dostoïevski, on devinait, dans la lenteur même dont ses gestes, sa vie de peintre, ses propos, son style semblaient issus, une urgence qui dépassait toute autre forme d’urgence. Celle de la peinture sans doute. De dire le monde, de l’éprouver même dans cette croisée des chemins où le visible et l’invisible se rencontrent, échangent une réplique. Serait-ce l’ironie suprême, celle qui habite la vision même du peintre, cette épure, ce silence qui hante la toile, la seule façon d’en finir avec le cliché et de dire le monde comme s’il n’avait jamais été vu, comme si, un jour, pas si éloigné que ça, le peintre ne sera plus là pour le voir ?

Cela dit, on reste un peu sur sa faim avec les deux tableaux de Balthus présentés lors de cette exposition, Le roi des chats peint en 1937 et le Chat de la Méditerranée (1949), tableau qui ne figure pas au rang des chefs-d’œuvre laissés par Balthus mais qui toutefois, encore tout imprégné de surréalisme (mouvement dont Balthus n’a toutefois jamais fait partie), peut précisément se lire comme une interrogation de la catastrophe qui guette tout tableau : le cliché…

 

 

Le reste de l’exposition demeure toutefois assez anecdotique (Théophile Alexandre Steinlen, des dessins de Setzuko, quelques encres de Chine de Balthus, des esquisse, des dessins charmants de Harumi, la fille de Balthus et de Setzuko, une collection de chats, dont un automate, le chat-peintre, offert par Setzuko. Dommage que la fondation ne se donne pas davantage les moyens d’organiser, tant au niveau de la scénographie que des œuvres présentées, une exposition qui témoigne davantage du génie du peintre disparu…