C’est l’histoire d’un jeune homme qui travaille chez Ferrero, dans les années 70, à l’instar de nombreux piemontese. A la mort de son père Francesco, en 1978, il revient sur le domaine familial créé dans les 50’s et dénommé alors Cascina Rabajà (le nom changera par la suite). Ce jeune homme s’appelle Bruno Rocca, et il va devenir un des plus grands vignerons de sa région. A l’époque, la propriété ne compte que 5 hectares et met encore peu de vins en bouteilles sous son étiquette. Mais depuis, les choses ont changé !
Aujourd’hui elle revendique 15 hectares de vignes au total, dont 8 sur Barbaresco et 5 en Rabajà, son grand cru fétiche ; ce qui en fait le plus gros propriétaire sur le cru, qui compte environ 15 hectares. Le sol est ici un mélange d’argile, de tuf, de marnes et de calcaire. L’exposition dominante regarde le sud-ouest dans la partie en amphithéâtre sise au dessus du Martinenga, et sud sur le reste du cru. L’altitude varie de 260 à 315 mètres. Les vignes de Rabajà de Bruno ont en moyenne 40 à 50 ans. Pour vinifier ce terroir, il pratique des cuvaisons de 15 à 18 jours dans l’inox avec contrôle de températures. Puis les vins sont écoulés en barriques de chêne français pour 12 mois puis en demi-muids et petits foudres encore six mois.
Le domaine produit désormais pas moins de 40’000 bouteilles de barbaresco par an. Il ne recourt pas à la chimie dans les vignes, sauf cas rares de millésimes humides et très difficiles. Il en est de même à la cave, où il ne filtre par ailleurs plus les vins, comme nous allons le voir. Le seul objectif avoué de Bruno est d’obtenir les plus grands raisins possibles, e basta. Aujourd’hui il travaille avec son fils Francesco, œnologue de formation, et sa fille Luisa, en charge de la commercialisation.
Nous avons donc eu la chance hier soir, en sa compagnie et celle du journaliste Gianni Fabrizio (Gambero Rosso), de réaliser une verticale exceptionnelle de Barbaresco Rabajà. Nous avons commencé l’exercice par le millésime 1982, connu pour sa fraîcheur. En ce temps là, les vins étaient déjà élevés en barriques, mais sans bois neuf ; ce dernier apparaîtra dès 1985.
Barbaresco Rabajà 1982 (filtré – 1285 bts produites) : Nez discret, peu intense, sur l’oxyde fer et le menthol. La bouche est fine, assez précise de prime abord, délicate, avec néanmoins un côté métallique dans la saveur et une évolution un peu marquée. Hélas, il tend à « tomber » à l’aération et fatigue, surtout quand on le compare à la version non filtrée qui a suivi.
Barbaresco Rabajà 1982 (non filtré – 815 bts produites) : Nez plein, beaucoup plus jeune avec encore du fruit (!) et surtout des épices et des notes de tabac. Le vin offre en bouche du volume, de la densité et ce surcroit de chair qui convaincra pratiquement toute l’assemblée ; ses tanins sont à point mais en aucun cas fatigués. Magnifique pour son âge et le millésime, il s’est même montré encore plus à son avantage à table et avec une aération prolongée. Un vin hors du temps.
Barbaresco Rabajà 1985 : Sur ce millésime chaud, le domaine a donc commencé à expérimenter le 100% bois neuf. Bouquet « chaud » de fruits confits, de moka, qui se met en place lentement. La bouche est solaire et généreuse, plus riche l’alcool que le 1982, grasse, ample. Il fait penser à des évolutions de pinots noirs d’années chaudes ou même à certains grands grenache. On notera qu’il était encore « vivant » le lendemain de la dégustation et presque même encore meilleur !
Barbaresco Rabajà 1989 : Nez réducteur sur la croûte de fromage, il manque un peu de netteté. La bouche est fraîche, peu vineuse et pêche par défaut de pureté dans la saveur. Le tanin est à nu et se défait quelque peu. Il est temps de le boire…
Barbaresco Rabajà 1990 : Grand plénitude du bouquet avec des senteurs de fruits rouges, d’épices douces, et de tabac brun : ensemble rassemblé, jeune et racé. La bouche est encore supérieure au nez, le vin est parfait dans toutes ses dimensions, doté d’une importante chair, vineux et jeune, élégant, long, explosif mais pas chaud : une bombe ! Fond de verre mémorable sur l’encens et les fleurs. Grand vin et référence absolue pour le cru. Quelle chance de le goûter…
Barbaresco Rabajà 1996 : Premier nez boisé/fumé, signé mais racé, évoluant sur le graphite et le cèdre, comme un pauillac : on entre dans le style moderne de Bruno, avec un côté « élevé » mais noble, une vraie personnalité. La bouche est vive, acidulée comme beaucoup de 1996, un peu tendue mais le vin est bon et mériterait surtout d’être bu à table !
Barbaresco Rabajà 2001 : Nez étonnant variant entre des nuances d’acétate et de noix, imprécis. Par contre la bouche est charnue, ample, riche en alcool mais de bel équilibre, avec un corps en tunnel, mûr et charnu. Il évolue aromatiquement mieux à l’air mais ne fait tout de même pas partie de l’élite des plus grands barbaresco du millésime. Un vin de transition.
Barbaresco Rabajà 2004 : Boisé fumé, lardé, encore marqué mais qui ouvre le vin et accentue son côté bouqueté, aromatique. Il évolue ensuite sur la muscade et le goudron. Grande bouche pleine, mûre et charnue dans la texture, encore élevée dans la saveur mais l’ensemble est très jeune et mérite surtout de vieillir. Vin très prometteur, à attendre.
Barbaresco Rabajà 2007 : Nez explosif de cerise mûre à peine vanillée, abricoté, évident, hors classe pour l’année. Grande plénitude et chair sur l’attaque, texture irrésistible, fondu de l’élevage magistral, vin mûr, sexy, généreux mais pas chaud, il possède un charme fou. C’est incontestablement un grand vin, qui rappelle les plus grandes réussites d’un autre Bruno (Giacosa) dans le même millésime et dans un tout autre style. Comme quoi à leur meilleur, les plus grands vins peuvent se rejoindre. Un sommet du millésime en Barbaresco et même dans toutes les Langhe. Coup de cœur.
Barbaresco Rabajà 2008 : Premier nez fumé, tabacé, légèrement réducteur, moins précis et ouvert que le 2007, mais qui évolue ensuite sur des nuances de terroir (goudron, balsamique) et d’élevage (spéculoos, cannelle). La bouche est incontestablement fraîche et présente une belle texture pleine et fine, encore un peu marquée par le bois dans la saveur, mais on admire la belle maturité du raisin et la précision de ce vin aux proportions parfaites. Un très beau Rabajà de garde.
Barbaresco Rabajà 2009 : Etonnement moins coloré que 2007 et 2008, ce 2009 s’ouvre sur des notes d’acétate un peu appuyées ; mais on devine une haute maturité du raisin. Il tire à l’aération sur une aromatique de liqueur d’orange et de mangue. Texture facile pour ce cru de demi-corps, porté par une sensation d’alcool un peu haute. Le boisé a encore besoin de se fondre et la finale, légèrement dissociée, indique que le cru a besoin de se poser. Il faudrait l’attendre un peu.
Barbaresco Rabajà 2010 : Fantastique vin au nez déjà en place, avec un fondu de l’élevage parfait digne des plus grands vignerons-éleveurs de la planète, mêlant fruit et épices avec une évidence confondante. Vin profond, plein, parfait dans la définition, doté d’une grande chair et d’un équilibre idéal. La maturité du raisin semble complète mais sans excès, l’extraction est millimétrique et le vin est long, réservé comme il se doit pour son âge. Il a tout pour rejoindre le 1990 dans la légende, et sera même peut-être capable de le dépasser. Une référence absolue et un grand vin, tout simplement.
Barbaresco Rabajà 2011 : Premier nez quasi exotique, avec un soupçon de cassis de jeunesse que le vinificateur a voulu conserver afin de garder un supplément de fraîcheur à la garde, et il a sans doute bien fait ! Il offre un charme immédiat et prend de faux airs de 2007, avec néanmoins moins de puissance mais un glissant irrésistible. Le cru n’est toutefois pas mince et il s’allonge sans aspérités, hédoniste, Rabajà en diable, avec la « touch » Bruno Rocca en prime. Un vin brillant, irrésistible, que nous importerons prochainement. Il ne faudra pas le manquer !
Nous adressons pour finir un immense merci à Bruno et sa famille, à Gianni Fabrizio, ainsi qu’à Patrick Regamey qui a fourni les plus vieux millésimes de cette dégustation exceptionnelle, dégustation qui a ravi les chanceux qui ont pu y participer. Hier soir, ils avaient tous un peu de Rabajà au fond des yeux…
(les deux dernières photos de l’article sont de Serge Pulfer)
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