« C’est seulement lorsque nous nous sommes rendu compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre. »
Thomas Bernhard, Maîtres anciens
La matinée commence en guise de prélude par la dégustation des vins de Cheval Blanc. L’atmosphère est chicos; les vins sont élancés, scintillants, frôlant la perfection. Tout le monde a le sourire et les anthocyanes aux lèvres, sauf mon ami Bettane qui parcourt les tables à la recherche du Graal, l’échantillon invariable.
Nous enchaînons avec la dégustation des Saint-Emilion et des Pomerol à Gazin. Nous goûtons à l’aveugle, comme il se doit.
Un quidam s’est manifestement levé du mauvais pied ce matin. A la question « Souhaitez-vous avoir la liste avec les solutions (sic) ? », ce personnage, mélange hypothétique entre un silène et un troll, répond: »J’en veux pas de vos solutions, ça ne sert à rien, les vins sont tous mauvais ! » Choisissez l’émoticône qui convient !
A midi, la messe est presque dite, l’esprit rock’n’roll reprend ses droits et nous nous retrouvons, Masna et moi, à converser avec quelques poules un peu délurées. Des Bantam de Pékin plus précisément. Elles vivent chez les Thunevin ; elles ont appris les bonnes manières et prisent le vin civilisé. La passion du critique italien, c’est la cartographie. Après une semaine de dégustation, nous pouvons esquisser les contours des 2014, millésime singulier qui ne manque pas de réussites significatives et dont on ne peut pas dire, sauf à être porté sur l’hyperbole, qu’il comporte de « mauvais vins ».
Cap ensuite sur Libourne pour déguster les vins des établissements Moueix sous la bure des tableaux du peintre libournais Princeteau dont le nom m’est désormais connu… Artiste étonnant, très moderne par certains aspects, qui fut le maître de Toulouse-Lautrec et dont, à chaque passage au quai du Priourat, j’admire les trois tableaux aux empâtements bistre qui ornent la salle de dégustation. La matière s’y fait dense, épaisse, à la fois gangue et lente coulée. Princeteau peint la vie rurale, l’épaisseur des choses, le poids de la matière, la présence d’un monde en train de disparaître.
J’échange quelques mots à son sujet avec Christian et Edouard Mouiex que je photographie dans leur bibliothèque et me retrouve, presque téléporté, devant une autre toile, d’une style tout à fait différent. Des hommes en armes, des lances, des fumées montent vers un ciel en camaïeu de gris et de bleu. La guerre est encore présente dans le lointain. Déguster le Petrus 2014 à l’avant-poste de cette scène qui conclut la bataille de Breda est une impression rare. Justin de Nassau, gouverneur de Breda, et le marquis de Spinola, chef des armées de Flandre, qui a conquis la ville après 9 mois de siège, échangent les clés, sans animosité, avec un respect mutuel. C’est la reddition de Breda, célèbre tableau (1635) de Velasquez dont l’original (non signé) se trouve au Prado. Deux personnages bien réels viennent de prendre place dans mon champ de vision et miment l’allégeance. Eux aussi ont échangé symboliquement une clé, il y a 7 ans, celle de Petrus, mais sans combat, sans violence, avec sérénité et continuité, celle d’un père et de son fils. C’est la beauté du lien et de la transmission.
C’est sur cette image et toutes les autres que je quitte Bordeaux. J’espère que mon avion ne déviera pas de sa trajectoire – sinon I would prefer not to… – et que vous me pardonnerez de n’avoir pas parlé que de vins dans ces chroniques !
Demain je publie mon classement !
Comment
Merci pour ces textes, Jacques ..
Tu es pardonné 🙂