Aimé, c’était d’abord une voix, accentuée, à la scansion rythmée, une voix de garrigues, de causses et de rébellion, de prédicateur aussi. C’était un regard également, Aimé, de l’acuité à foison, du genre qui vous perce à jour, un regard d’une grande tendresse aussi pour ceux qui, comme lui, fous, passionnés ou poètes préfèrent jeûner avec les aigles que vivre à la cour des flatteurs et des petits marquis. Un regard et une vision.
Personnage charismatique, vrai visionnaire des vins du Languedoc, doté d’une énergie incroyable, Aimé Guibert vient de nous quitter à l’âge de 91 ans.
Tout le monde a entendu parler du Mas de Daumas-Gassac, cru véritable du Languedoc, sur les fonts baptismaux duquel se sont penchés deux illustres sourciers, Henri Henjalbert et Emile Peynaud qui les premiers repèrent dans ce manteau de grèzes calcaires solifluées l’aptitude d’un terroir à produire de très grands vins, d’autant que la vallée du Gassac bénéficie d’un micro-climat plus frais. Le premier millésime produit est le 1978. 17866 bouteilles en « provenance d’un terroir unique en Languedoc ». Un nouvel OVNI (objet vineux non identifié) venait d’apparaître à l’horizon des grands vins. Avec lui, le Languedoc allait lentement renaître de ses cendres.
La suite ressemble à un conte de fées mis en scène avec maestria par l’extraordinaire communicateur que fut Aimé Guibert. Pour apprivoiser le « vin de table le plus cher du monde », les journalistes font assaut de clichés. Dégustant le vin de Daumas Gassac, ils évoquent tantôt un Pétrus tantôt un Lafite languedocien, l’encépagement d’inspiration bordelaise (cabernet sauvignon majoritaire avec une collection de cépages aromates favorisent le rapprochement.
Une chose est certaine : Daumas Gassac montre la voie et se révèle une vraie source d’inspiration. Regardez la carte viticole du Languedoc (un océan viticole de 170 000 ha) l’épicentre se situe à Aniane, lieu de naissance de Daumas Gassac. Dans un rayon concentrique de quelques kilomètres, demain viendront les autres domaines phares de la région, Olivier Jullien, La Grange des Pères, Peyre-Rose, ceux du Pic Saint-Loup, Montcalmès, La Pèira. D’autres encore.
C’est à cette époque, au début des années quatre-vingt, que j’ai rencontré Aimé et Véronique Guibert, et suis devenu leur premier importateur en Suisse. Au fil des ans, des rencontres et des échanges épistolaires, nous avons noué une amitié qui allait bien au-delà des simples rapports commerciaux. Assez récemment, par une radieuse journée de février, lors d’une dégustation verticale de trente millésimes de Daumas Gassac, Aimé Guibert était présent, entouré de Véronique et de ses cinq fils. Quelque temps auparavant, il m’avait envoyé une lettre où il évoquait une thèse à écrire sur les deux piliers de la civilisation du vin. « Premier pilier, écrivait-il, les noms magiques que l’on ne boira jamais et qui font écrire, et rêver, et font vivre les grandes plumes du vin. Deuxième pilier, les bonnes bouteilles sans nom magique, celles que l’on boit avec bonheur »
Même si, au début de l’aventure, le prix du Daumas Gassac a pu étonner ceux qui assimilaient volontiers les vins du Languedoc à de la bibine bon marché, Aimé Guibert n’était pas peu fier d’avoir avec Daumas Gassac inventé le premier cru démocratique du Languedoc et d’être resté, au contraire de l’empyrée bordelaise qui fut son modèle aimé/honni, fidèle à cette exigence essentielle en terre languedocienne : produire un vrai vin vigneron et de lieu.
C’est dans cette perspective notamment qu’il faut inscrire le dernier grand combat pour la sauvegarde du massif de l’Arboussas et sa résistance à la Mcdonalisation du vin. On ne va pas refaire l’histoire. Il faut pourtant revoir la séquence de Mondovino où Aimé Guibert traverse au pas de charge ses vignes prophétisant « le vin est mort ! ». On pourrait croire au discours d’un excellent acteur, parfois un peu cabotin. «C’est un métier de poète de faire un grand vin » ajoute-t-il en guise de note d’espoir. C’était sans doute également une réponse aux contempteurs des culs terreux et autres paysans languedociens qui défilent dans le film précité…
Tout Guibert est là pourtant, dans sa vérité profonde et dans son humanisme, pour qui l’a vraiment connu. Aujourd’hui Aimé l’intrépide nous a quittés. Son esprit flotte quelque part du côté de St-Guilhem le Désert ou à Kilcrohane en Irlande, haut lieu tellurique où il aimait se ressourcer et pêcher le homard.
Viendra un temps où face à la mondialisation du vin, au formatage du goût et à la dictature de la marque, à la toute puissance de l’argent, on regrettera ses visions.
Ce temps est déjà là.
A sa femme Véronique, à ses fils et à sa famille, toute ma sympathie.
PS : Sur l’histoire du mas de Daumas Gassac, voir ici et ici
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