Nous avons déjà abordé ici et là les rivages du saké, la plus “métaphysique des boissons” ! Considéré dans la tradition comme l’eau des dieux (ou des fous), le saké vient de très loin. Si les origines du saké sont sans doute très proches de celle de la riziculture au Japon (6000 ans), le saké tel que nous le connaissons a sans doute pris naissance au XIVe siècle. Même si les moines de Nara avaient sans doute déjà mis au point dès le XIVe siècle le polissage du riz.
M. Toshiro Kuruda, grand spécialiste du saké, était parmi nous la semaine dernière pour nous guider à travers les arcanes de ce vin de riz dont les plus belles expressions sont en train d’acquérir leurs lettres de noblesse dans la grande gastronomie internationale.
L’élaboration du saké est un des processus fermentaires les plus complexes qui soient. Trois paramètres sont importants ici : le riz (et son polissage), l’eau (dont l’impact sur le goût à travers la réduction de degré alcoolique est certain quoique difficilement mesurable) et le savoir-faire, d’une précision millimétrique.
On cultive au Japon probablement un millier de variétés de riz et seules cinquante d’entre elles sont considérées comme « sakéifiables ». Elles doivent contenir peu de protéines et peu d’amidon et il faut que le cœur soit poreux (pour que la saccharification puisse l’atteindre), mais suffisamment corpulent pour que le polissage puisse s’effectuer sans détruire le coeur du grain. Le polissage consiste à enlever un certain nombre de couches superficielles et à éliminer ainsi une partie des protéines et de l’amidon. Il faut environ 60 heures pour enlever 50 % du grain. Certains sakés sont issus de riz au taux de polissage encore plus important, mais, selon M. Kuroda, il s’agit de pratiques un peu extrêmes.
Epures japonaises, Episode 1 – Qu’est-ce que le saké? from Jacques Perrin on Vimeo.
L’élaboration d’un saké comporte une double phase de fermentation. On parle de fermentation parallèle parce que la saccharification et la fermentation se déroulent en parallèle.
Après la cuisson du riz à la vapeur, d’une précision à la seconde près, le riz est brassé continuellement pour le refroidir doucement. Cette phase dure environ 48 heures. On prépare ensuite le kôji. Celui-ci est destiné à casser les molécules d’amidon du riz et à les transformer en glucose. Ce kôji est un champignon ascomycète (Aspergillus flavus orizae). C’est le processus de saccharification. On procède alors au levurage (moto). Il existe 2 méthodes. Une action rapide (avec adjonction d’acide lactique) et une naturelle, kimoto, où l’on bâtonne le riz sans adjonction d’acide lactique. Cette méthode est plus lente (4 semaines). Pour la première, on crée un pied de cuve (shubo) en mélangeant dans une petite cuve du riz cuit, du kôji, de l’acide lactique et de l’eau et, bien sûr, la levure. Dans le saké, le sucre n’est pas disponible dès le départ : il est donné au fur et à mesure de la fermentation. On ne sait pas encore, précise M. Kuroda, quelle est la part du travail enzymatique d’Aspergillus et la part du travail enzymatique des levures.
Le processus de fermentation est long et complexe. Il nécessite donc une grande maîtrise technique. Les températures sont basses (entre 5 et 11 degrés) et le risque d’arrêt de fermentation est permanent. La durée de fermentation s’étale en moyenne sur 20 à 25 jours, mais la fermentation de certains sakés peut durer plus de deux mois. Durant la fermentation, certaines maisons comme Sohamare (nord de Tokyo) continuent de brasser de brasser à la main le moût. C’est la méthode traditionnelle appelée ici Kimoto ; elle est au saké ce que le pigeage est au vin. Les conditions extrêmes de fermentation durant la sakéification agissent sur la levure qui pour assurer sa survie tente de produire de l’énergie. M. Kuroda évoque à travers une métaphore très parlante la gamme aromatique des sakés qui, au contraire du vin, n’ont ni arômes primaires (variétaux), ni arômes tertiaires, mais uniquement des arômes secondaires issus de ce processus fermentaire très complexes : ces arômes si ténus, si subtils, si mystérieux, sont les larmes des levures…
Une fois la fermentation terminée, vient le pressurage et la clarification avec élimination des lies blanches (kasu). Le titre alcoométrique du saké à ce moment-là est de 18 à 20 % de volume. Il est réduit à 15-16 % degrés par adjonction d’eau. Puis vient la période de l’élevage – généralement en cuves – de 6 mois à 2 ans selon le type de saké.
On le voit : les conditions d’élaboration du saké sont difficiles et nécessitent beaucoup de main d’œuvre, une attention permanente et un savoir-faire très pointu. Quant à la dégustation des sakés, elle exige de notre part un renversement des perspectives. Inutile de dérouler les séquences aromatiques « à la manière d’un sommelier savant », il faut abandonner ses certitudes de dégustateur, faire table rase et entrer avec dans un univers de sensations nouvelles, presque ineffables dans un premier temps, devenir un peu moins bavard, moins réfléchi, apprendre à lâcher prise.
Au fond, la dégustation des sakés, au même titre que la calligraphie, le tir à l’arc ou le jardin, fait partie des pratiques zen qui requièrent de nous une forme d’attention particulière au monde et à l’instant, un souffle léger :« En dehors, il n’est pas de pratique, lâcher tout et c’est là »
La dégustation des sakés.
Ceux-ci sont présentés dans l’ordre suivant : Producteur – Désignation (ou nom de la cuvee – Type (en relation avec son mode d’élaboration) – Zone de production
Miyasaka Yawaraka Junmai 55 Junmai Nagano
Ce n’est pas un saké standard, car il titre 12 degrés uniquement. Il est produit dans les Alpes japonaises, à 1000 mètres d’altitude. C’est un saké d’approche plus facile, vaporeux, un peu évanescent. Idéal à l’apéritif.
So Homare So Homare Kimoto Junmai Ginjo Kimoto Junmai Ginjo Tochigi
“La fierté du village” est un saké de type assemblage matriciel champenois réalisé à partir de 9 cuvées différentes, précise M. Kuroda. Il est produit à partir de 3 souches de levures. Le riz utilise ici est du riz yamadanishiki (« la rizière sur la montagne et l’étoffe en fils d’or et d’argent ») qui donne un saké gai et bavard. Kimoto désigne la méthode de brassage du moût sans adjonction d’acide lactique.
Daishichi Masakura Kimoto Junmai Ginjo Fukushima
C’est un 2011… de Fukushima ! Il est produit à partir du riz goka : c’est un riz peu disert, un peu autiste, mais le producteur a su lui faire dire des choses, précise notre interlocuteur.
Un saké d’une remarquable finesse d’expression, translucide !
Kokuryu Kokyuryu « Ryu » Dai Ginjo Fukui
Ce « grand dragon » (dai Ryu) a fière allure. D’une remarquable rectitude d’expression, il a conquis ses lettres de noblesse au Japon puisque c’est le saké préféré du prince héritier.
Dewazakura Aiyama Junmai Daiginjo Yamagata
« C’est une dame qui est en train de vivre ses derniers beaux jours, elle a essayé de se maquiller, mais la poudre de riz est un peu épaisse. C’est la volonté du maître de chai qui caractérise ce saké produit à partir de la variété Aiyama (montagne d’amour)… » commente Toshiro Kuruda.
Sudo Honke Sato no homare « Kurogin » Junmai Ginjo (cru) Ibaragi
Très expressif, presque exotique, ce saké non pasteurisé, est produit par la brasserie Sudo Honke et se distingue par sa grande finesse. « C’est la 55ème génération en ligne directe, petite noblesse samourai de la plaine de Kento : ils ont commencé à faire du saké en 1141 ! » commente M. Kuroda. Lequel ajoute : « quand il y a autant de générations, le melon prend une dimension particulière ».
Yucho Kinuhikari Junmai (cru) Nara
Un saké qui étonne et qui détonne, un peu gazeux. « C’est un jeune homme qui le fait, il fait un peu mauvais garçon, non filtré, non réduit, non pasteurisé ». C’est un saké nature, très expressif dans ses arômes de fruits, avec un côté amylique, banane. Toshiro Kuruda : « ça plaît à la jeunesse tokyoïte. pour les fauves qui rôdent la nuit dans Tokyo, c’est plutôt ce genre de sakés qu’ils aiment ! »
Dewazakura Omachi Junmai Ginjo Yamagata
C’est le même producteur que celui de « la vieille dame fardée ». « Il est aussi chargé, la variété de riz a changé. On sent la même approche, c’est plus fin. Un participant dans la salle : « on va ici sur une occupation et une disparition progressive. On se dit c’est facile, c’est facile… Eh bien non ! ».
Sudo Honke Sato no homare « Cho Amakuchi -36 » Junmai Ginjo (cru) Ibaragi
Saké un peu atypique avec une sensation de sucrosité, il finit sur la fructose, avec une note émétique et chocolat blanc. Une curiosité.
Kawajiru Yamahida Junmai koshu Junmai Gifu « C’est un petit saké avec une variété de riz très plouc, qui ne pousse que dans une région de montagne qui s’appelle Hida (très connue pour sa ville de Takayama). Celui-ci n’a même pas été poli, mais le temps lui a donné une certaine patine : c’est un millésimé 2001
Vanillé (provient de la protéine du riz), ample, un peu alcooleux, ce Kawajiru restitue une impression de malt et de bois avec une belle envolée finale.
Kanbishi Mizuho Kuromatsu Kenbishi Junmai Hyogo
« Cette maison existe depuis 1505 explique M. Kuroda. C’est probablement la marque commerciale et le logo le plus ancien au monde. C’est un saké vraiment fait avec des levures indigènes produit par assemblage vertical de 7 millésimes, de 2 à 8 ans.
C’est un grand saké, racé, d’une intensité irradiante, aux notes de cacao, très complexe. « Quand je suis en forme c’est celui que je préfère mais il faut du répondant » commente M. Kuroda. Ce saké a été servi frais (comme tous les autres), mais aussi légèrement tiédi. Si les arômes sont encore plus expressifs avec cette façon de le servir, en revanche, de l’avis quasi unanime des participants, la bouche offre moins d’unité et de précision et l’alcool se perçoit davantage. La preuve qu’un grand saké doit être servi frais (autour des 12 degrés).
Kinone Masamune Kyuko Choki Jukusei (15 ans) Koshu Chiba
Présenté dans un magnifique écrin, style flacon de parfum, ce saké de Kinone Masamune est décrit ainsi par notre hôte : « c’est un petit saké, bonifié par le temps, un peu marketé. On sent bien travail du temps ». On trouve ici un côté iodé, et des notes légèrement oxydatives qui évoquent un peu un Jaune du Jura.
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