20 février : la douceur du temps en Suisse ne laisse rien présager de bon pour la suite. En Sibérie aussi, les températures ont été au-dessus des moyennes saisonnières. Le Baïkal sera-t-il gelé ? Pourrons-nous le traverser ? Les ours seront-ils encore en train d’hiberner ?
Avant de répondre à ces questions quasi ontologiques, le voyage commence mal. Panne de réseau des Chemins de fer helvétiques du côté de Renens : le train à destination de Genève et Genève aéroport est supprimé. Pas un mot d’excuse ou d’explication. En clair, débrouillez-vous !
J’arrive toutefois à rallier dans les temps l’aéroport en voiture. Est-ce une conséquence de la crise ukrainienne ? Les passagers du vol Genève-Moscou ne sont pas nombreux. Une buisinesswoman chinoise légèrement hystérique détaille longuement au téléphone un nouveau procédé de traitement des déchets qui, assure-t-elle à son interlocuteur, va générer d’importants bénéfices. Après le décollage, épuisée, elle s’endort instantanément : tout à coup si fragile, si vulnérable, elle ressemble à martinet dormant en plein vol. Pour un peu on aurait l’envie de la border.
Passer par le nord, c’est le titre d’un livre paru récemment sous la plume académique d’Eric Orsenna et d’Isabelle Autissier. Passionnante entrée en matière pour ce voyage vers les hyperboréens.
Cap sur la péninsule de Iamal dont le nom va bientôt être très connu dans le monde après la découverte de fabuleux gisements de pétrole.
Avant de basculer vers les rivages englacés du Baïkal en Sibérie orientale, rien de tel, pour se mettre en condition, si je puis dire, que le récit des tentatives des premiers explorateurs de la route du nord-est : le hollandais Willem Barents qui n’a pas survécu à l’hiver terrible sur l’île de Nouvelle-Zemble où son navire s’était retrouvé prisonnier des glaces. Vitus Béring qui connaîtra le même sort. Après avoir découvert l’île de Kayak en Alaska, malade, épuisé, il mourra sur une des îles du Commandeur, au sud-ouest de la mer à laquelle il donnera son nom.
Dans l’avion de Moscou à Irkoutz, on peut déjà avoir une première impression de l’immensité de la Sibérie, un territoire représentant le douzième des terres émergées du globe, un pays grand comme deux fois les Etats-Unis et que l’avion traverse en une nuit. La glace, on ne la quitte pas : à bord, une équipe de hockey russe s’en va disputer un tournoi non loin du Baïkal. Leur descente est aussi phénoménale que la profondeur du Baïkal. Ils portent d’innombrables toasts, comme il est de coutume dans de telles circonstances. A la vie. Aux femmes. A la soif, inextinguible. A la victoire à venir. Les bouteilles circulent, virevoltent, s’éclusent. Du Jack Daniel’s hélas… Les libations vont durer toute la nuit. Impossible de fermer l’oeil.
Prenez un verre et venez trinquer avec nous ! Vous n’avez pas l’envie de boire ? Mais qu’allez-vous faire en Sibérie ?, me rétorque non sans une pointe de bon sens mon voisin de travée : il ressemble furieusement au grand Aleksandr Ragouline, l’arrière mythique du CSKA Moscou des années 60 à 70.
21 février : premier contact avec la Sibérie. Une impression vive, percutante. Le froid qui vous cueille à la sortie de l’aéroport d’Irkoutzk, capitale de la Sibérie orientale. Des milliers de paillettes acérées qui taraudent le moindre fragment de chair laissé à découvert, vous coupent la respiration.
Vite une bonne fée pour reprendre souffle et sortir l’équipement polaire. Elle s’appelle Nina. Elle vit dans la Proletarskaja, avec ses deux chats indolents, son chien aussi redoutable qu’invisible. C’est la reine du blini, du shashlik, du pelmeni et des cotletis à la Pojarski.
Située sur les bords du fleuve Angara qui prend sa source dans le Baïkal, la ville se déploie non sans un certain faste autour d’un centre relativement bien préservé avec ses maisons en bois traditionnelles.
Entrons dans celle des Volkonski. Irkoutzk perpétue la mémoire des Décembristes qui, le 14 décembre 1825, se sont insurgés à St-Pétersbourg contre la tyrannie du tsar et le servage, réclamant une constitution. Cinq d’entre eux furent pendus fissa. Les autres, déportés au katorga en Sibérie durant de longues années, certains suivis par leurs femmes ou maîtresses qui vécurent à proximité de leur bagne, attendant leur libération, à l’instar de Varvara Chakhovskaïa qui vécut dix ans dans les parages des différentes prisons où son amant, Peter Moukhanov, fut détenu, sans jamais pouvoir le revoir. Certains eurent plus de chance et, libérés, se sont retrouvés à Irkoutzk, garnison fondée par les Cosaques en 1652, pour se défendre contre les Bouriates. Très rapidement, Irkoutzk connut un essor économique important et devint une ville-comptoir importante entre la Chine et la Russie.
On connaît la mythologie du Far West. Celle de l’East West, plus démesurée, plus excitante encore, plus sombre que celle son pendant américain, trouve son épicentre à Irkoutzk. L’or, l’ivoire des mammouths, les peaux de zibeline, les soieries, les porcelaines, tout transite ici, au confluent des fleuves Angara et Irkout, entraînant dans son sillage aventuriers, marchands, trafiquants, brigands et rêveurs des grands chemins. En quelques années, la cité acquiert une sinistre réputation. Elle devient la capitale du crime de la Russie : »des étrangleurs professionnels sévissaient la nuit et des conducteurs de traîneau filaient en plein blizzard pour attraper des piétons au lasso et les trucider dans des venelles. Personne n’intervenait. (Mettre son nez dans les affaires des autres n’était pas sibiriski, « sibérien ») relate Colin Thubron dans son ouvrage, En Sibérie, dont je vous recommande vivement la lecture.
Mais la turpitude n’exclut pas la beauté. Dans le même temps, grâce notamment à l’influence des Décembristes, Irkoutzk, ville de contrastes à l’image de la Sibérie, est aussi un lieu d’essor intellectuel et de culture qui, aujourd’hui, encore lui valent l’épithète de «petit Paris de la Sibérie ». Je songe à tout cela, parcourant cette perle, avec ses vieilles maisons en bois festonnées (classées désormais au patrimoine mondial de l’Unesco), ses monuments dans le plus pur style du baroque sibérien), ses cathédrales, ses maisons byzantines, ses boutiques élégantes et ses larges artères qui semblent prolonger la perspective décrite par le placide Angara.
A l’intérieur de la maison Volkonski, j’ai aperçu la silhouette de Maria Nikolaevna Volkonskaya, héroïne pouchkinienne, princesse volage, fidèle pourtant à son Sergei Grigorievitch Volkonski perdu parmi ses légumes et les plantes de son jardin. Un instant seulement. Demain, j’ai rendez-vous avec une autre forme de mystère, un infini peut-être, la suite de l’histoire. Le Baïkal.
Si je suis venu jusqu’ici, c’est pour lui, le lac de toutes les superlatifs. Alors, vite quelques chiffres avant s’enfoncer dans son immensité glacée : 23 000 km3 (soit le volume de la mer Baltique tout entière ou 255 fois le volume du lac Léman), 2000 km de côtes et une surface équivalente à celle de la Belgique.
Il est le plus ancien lac du monde (environ 25 millions d’années), le plus profond aussi (1637 m). Avec plus de 7 km de sédiments, c’est le plus grand volume en creux de la tectonique des plaques. C’est le lac d’eau douce le plus volumineux de la planète, l’un des plus purs aussi avec des micro-organismes qui filtrent en permanence son eau et lui assurent une transparence incroyable. Enfin, avec plusieurs milliers d’espèces endémiques – dont le seul poisson vivipare connu à ce jour, le golomankia, qui vit dans ses profondeurs – le Baïkal offre une richesse biologique inégalée et un terrain d’observation fascinant pour les limnologues, les biologistes, les géologues, les climatologues, les historiens (en relation avec l’épopée du Transsibérien), ainsi que tous celles et ceux qui, sensible à la fois à la beauté et à la vitalité de la nature, ont perçu sa dimension de véritable sanctuaire écologique.
4 Comments
Merci ,j’aime ce pays que tu nous fait découvrir , par la lecture et un peu d’imaginaire je l’ai traversé .Mais toi tu l’as visité ,voyage certainement fabuleux.Un jour lors d’une rencontre où je te ferais à manger j’écouterais ton récit .Amitié Jacques.
Beau récit …
J’espère que Sylvain T. se remet de sa chute.
Bien aimé son dernier livre : Berezina (en side-car avec napoléon)
Je trouve que son style s’affine, se fluidifie et ressemble de plus en plus à celui du grand Nicolas Bouvier.
Apparemment, il ne s’est pas trop mal remis de sa chute, mais il en conserve quelques stigmates…
Merci mon cher amphytrion pour ton honorable proposition d' »échanger » un repas contre un récit de voyage. j’amènerai les vins qui vont avec !