23 février : la température est descendue jusqu’à moins trente ce matin.
C’est aujourd’hui que les choses sérieuses commencent. Nous avons rendez-vous avec notre guide, Youra Oussov. Il est météorologue et vit à la station d’Ouzouri, au nord de l’île. Youra arrive au volant de son 4×4 UAZ, aussi rustique qu’inaltérable. Cap vers le nord. Nous remontons le lac en direction de la baie de Zavorotnaya.
Contrairement à ce que laisse présager l’épaisseur de la couche de glace (un mètre environ) censée supporter un poids de 15 tonnes, la conduite sur le Baïkal gelé n’est pas une sinécure et réclame une attention de tous les instants.
La glace n’est pas homogène. Beauté convulsive, elle est travaillée en permanence par des champs de forces antagoniques ; au gré des variations de température et de conditions atmosphériques, le Baïkal vit, rêve, vibre : il se froisse, se déploie, se rétracte, ahane, se faille, craque, moronne, se lézarde, s’agrège, s’empile, éructe, s’épanche, se jamme à jamais, s’embâcle, bardasse, pétrifie : toute une tectonique des pans glacés qui prouve, si besoin est, que la glace respire.
La glace vit et chante. Rumeur d’un autre monde, celui d’en bas, du rift auquel les chamans et les géologues nous ramènent. Celui des milliers de disparus sous la banquise dont il ne reste absolument rien, pas même un fragment d’os, l’Epischura baïlalensis éliminant sans relâche tout protoplasme. Nous n’avons que le souvenir improbable de ceux qui sont tombés à l’eau lors des tempêtes affreuses que le Baïkal génère ou qui se sont noyés à la défaveur d’une trouée, invisible parce que dissimulée par la neige, une clairière dans laquelle ils ont sombré corps et biens.
Pour un rien, un peu d’inadvertance, le Baïkal vous pogne la vie. La lecture du paysage est essentielle ici. Youra énumère les différents types de glaces, les pièges, les chausse-trappes.
Il y a les sokouï qui s’amoncelle près des rochers en longues diaprures de plusieurs centaines de mètres; les chorokh, bulles de temps prises dans la glace ; les chouga comme une myriades d’aiguilles figées ; les salo qui ressemblent à un empilement d’assiettes juste avant de tirer la nappe ; les kolobvnick dont j’ai oublié la forme ; les toross infranchissables dont les amoncellements évoquent les suites d’un tremblement de glace.
Au large d’Olkhone, nous croisons un groupe de voyageurs avec lesquels nous trinquons. Nasdrovia ! La vodka coule en nous, brûlure arasante, mais avant de boire, n’oubliez pas : toujours offrir une gorgée aux divinités du Baïkal !
Nos compagnons de libation sont des dirigeants de l’EDF en mission en Russie pour plusieurs années. L’un d’eux vit à Moscou depuis trois ans et s’est complètement russifié.
L’autre est arrivé il y a quelques mois à Tomsk, une ville de la Sibérie occidentale. Une très belle ville où il fait bon vivre, selon lui.
Et comment s’est-il adapté à la mentalité russe ? Très bien. Certes, précise-t-il, il faut compter avec les scories de l’ancien esprit soviétique, mais on s’y fait. – Par exemple ? – Je dirige un millier de personnes au total. Parmi elles, nous avons un certain nombre de monteurs et de chauffeurs. Lorsque j’ai suggéré qu’il serait plus rationnel que les monteurs soient leur propre chauffeur ou que les chauffeurs grimpent aux poteaux, on m’a rétorqué que c’était impossible. On continue donc à avoir des chauffeurs qui chaque matin doivent subir un contrôle médical afin de savoir s’ils sont aptes à conduire… Mais comme disent les Russes, c’est normal !
Au passage, j’apprends qu’il existe dans l’oblast de Tomsk, une de ces fameuses ville-fantôme ou ville fermée, liée au complexe militaro-industriel. Des villes connues sous des noms de code uniquement et ne figurant sur aucune carte. Celle de Tomsk était connue sous le nom de Tomsk-7. Aujourd’hui, elle s’appelle Seversk, mais demeure inaccessible.
Et que fait-on de particulier à Seversk ? – On enrichit l’uranium. Nous avons essayé d’y aller. Impossible. Aujourd’hui encore cette ville de 100 000 habitants n’existe pas….
Nous n’en saurons pas plus.
Nous reprenons notre route vers le nord et le cap Zaravotni. Si mes pas me ramènent un jour en Sibérie – ce qui présente quelque certitude – je choisirai plutôt de prendre place à bord du Transsibérien et de visiter le technopôle d’Akademgorodok, à 20 km au sud de Novossibirsk, parfois surnommé la « Silicon Taïga ».
Construite en 1957, Akademgorodok tenait à la fois de l’utopie d’une ville vouée à la science pure. On se trouvait alors sous l’ère de Nikita Khroutchev, lequel avait par ailleurs décrété que tout le monde devait se mettre au travail en Sibérie, même le Baïkal !
Peu avant le Cap Zaravotni, katastropha ! Une faille large d’un bon mètre s’est ouverte et nous encercle. Youra quitte le véhicule et part sonder la glace.
Il revient après quelques minutes, l’air préoccupé. Il est allé sur la terre ferme interroger quelques pêcheurs qui vivent là et qui semblent très sceptiques quant à nos chances de continuer en direction du nord. Il va falloir franchir la crevasse à toute berzingue et passer par la terre ferme. Il nous demande de quitter le véhicule. Trop risqué de demeurer à bord. L’UAZ prend de l’élan et franchit l’obstacle lancé à pleine vitesse en direction du rivage où il vient s’enliser à mi-hauteur.
Il faut sortir pelles et planches et tenter de se dégager. Youra déclame quelques noms d’oiseaux sibériens. Les pêcheurs nous regardent, indifférents ou goguenards, difficile à dire. A la troisième tentative, le robuste UAZ franchit l’obstacle. Malgré le froid un parfum de cramé vient titiller nos narines.
Youra invite les pêcheurs à trinquer. L’un d’entre eux s’approche en traînant les pieds. J’ai la gueule de bois. Je suis ensuqué, déclare-t-il l’œil vitreux. Tiens bois ça, ça va te remettre d’aplomb ! lui assène Youra, triomphal.
Plus tard, la faille contournée, nous rejoignons la glace et continuons notre montée vers le nord et, en fin d’après-midi, nous atteignons notre destination, le cap Zaravotni. Un minuscule hameau de pêcheurs hanté par quelques chiens errants, habité par un inspecteur de forêt connu sous les initiales de V.E. dont parle Tesson dans son livre Dans les forêts de Sibérie.
Nous le saurons plus tard, V.E. aura la mauvaise idée de décéder cette nuit.
Au centre du village, un fortin inachevé, une demeure pour un nouveau riche d’Irkoutzk, connu dans la région sous le surnom du Général. Sylvain Tesson évoque également ce personnage dans son livre. Les temps changent. Malheureusement, aujourd’hui le Général est en fuite, ruiné, et depuis plusieurs années, la datcha constituée de lourds rondins de mélèze est vouée à un lent déclin face au Baïkal et sous les yeux des ours qui, le printemps revenu, aiment à venir s’y ébrouer et se gorger de larves et de baies.
Quant à nous, nous devrons nous contenter d’une minuscule isba pour les deux nuits à venir. Inhabité depuis des mois, le refuge est glacial, mais le poêle russe est efficace : une heure plus tard une bienfaisante chaleur se répand dans l’unique pièce.
Il faut encore, à l’aide d’un pic à glace, forer un trou dans la glace pour trouver de l’eau et les préparatifs du repas peuvent commencer. Youra improvise un festin à la russe : du riz et et des cotletis (boulettes de viande arrosées). Et pour la boisson ? Impossible d’amener du vin ici, il aurait instantanément gelé. On se contentera d’un vodka organique. A 21.00 extinction des feux.
Le programme de demain est chargé. Nous avons rendez-vous avec Sylvain Tesson. Ou plutôt avec sa cabane du cap Bolchoï Tcheremchani. Là où l’écrivain a vécu en ermite pendant six mois.
Comment
Quel plaisir de te lire et de replonger dans notre belle odyssée !!! Tes photos sont superbes (celles de l’article et celles envoyées par ailleurs) … Merci Jacques / JR